Préface

 

Par Paul-Marie Coûteaux

 

 

Gouverner par le Bien Commun " : le titre de cet ouvrage en dit la quintessence, qui n’est pas mince, puisqu’il s’agit ni plus ni moins que de tenter de restaurer dans un univers politique complètement subverti par la tradition machiavellienne, et qui l’ignore, la tradition opposée, celle du Bien Commun. De cette tradition res-publicaine les voies furent défrichées par les plus grands penseurs politiques de l’Occident, Platon, Bodin, Marc Bloch. Claude Rochet s’en veut et en est le disciple.

Notre auteur croit qu’il existe en politique un Bien Commun, intérêt supérieur du corps politique considéré et que celui-ci ne se confond pas avec le Bien du Prince, ou de la petite classe aristocratique dont ce fut depuis trente ans au moins un tour de passe-passe somme toute banal dans l’histoire que de nous faire croire que ses intérêts ou ses obsessions coïncidaient avec ceux du peuple tout entier. L’ouvrage qu’on va lire démonte minutieusement cette imposture : ce qu’il appelle le madelino-cohn-bendisme, dont il a fort bien repéré la prise du pouvoir sur les décombres du gaullisme dans la petite foulée de mai 68, n’est en fait qu’une réduction de la politique à un jeu de pouvoirs au sein d’une minuscule élite, un peu politique et intellectuelle, très médiatique et peut-être plus encore financière, qui évidemment se soucie comme d’une guigne de définir l’intérêt général d’une communauté de citoyens dont elle n’a même plus idée de repérer l’unité puisqu’elle refuse jusqu’au concept même d’intérêt national, dilué dans les petites communautés ou dans la vaste Europe.

A contre-courant, Claude Rochet restaure la tradition opposée qui n’est pas loin d’être celle des Anciens en face de ces Modernes : contre ce qu’il appelle le nihilisme et qui me semble surtout appartenir à la tradition de Machiavel, il a encore le courage de penser non seulement qu’il existe un Bien Commun, mais que, en plus, ce Bien Commun ne peut reposer que sur de " bonnes idées et que ce sont les bonnes idées qui donnent de bons fruits " comme il ose l’écrire avec une simplicité qui va fort loin dès les premières pages de son ouvrage.

Certes, depuis quelques années de nombreux penseurs émergent, qui se dressent contre le nihilisme contemporain paré des oripeaux trompeurs de l’Europe. Les uns dressent le réquisitoire contre la " pensée unique " sous l’angle économique, d’autres sous l’angle diplomatique, d’autres encore sous l’angle social ou moral. Claude Rochet adopte tour à tour ces points de vue (il faut lire par exemple ses pages sur " le subjectivisme radical " ou le " vive le je ", ou encore sa dénonciation de la lente dérive de la notion de responsabilité sociale à travers le dossier des accidents de la route que l’on ne savait pas si intéressant !) ; mais ce qu’il y a chez lui de plus louable est que, le premier à notre connaissance, il ose mener de front toutes les critiques à la fois, en dresser un tableau exhaustif, se faire juriste et moraliste, avoir l’oeil du diplomate, de l’économiste ou du politique, et, prenant tout ensemble, d’esquisser en face de l’opinion dominante un projet total, qui n’est ni plus ni moins que le projet d’une République nouvelle.

Certes, ce travail proprement titanesque ne peut pas toujours donner des formules limpides et l’on comprend que la sagesse, comme il l’indique dans un très beau chapitre " le Bien Commun comme processus ", exige que l’action soit d’abord locale pour se généraliser peu à peu — ce qu’il appelle d’une formule où l’on repère à mille lieux ses influences québécoises " générer les concepts par arborescence ascendante ". Comment ne pas admettre d’ailleurs qu’il est impossible de substituer d’un coup l’ordre au chaos, et qu’il faut miser sur des expériences locales ou sur des efforts partiels, par exemple l’éducation, l’une de ses obsessions à l’évidence légitime pour que agissant par contagion un ordre partiel étende progressivement sa rationnalité et fasse reculer comme par onde le désordre. Mais tout en restant pratique, il ne perd pas de vue l’essentiel, qui est titanesque : " la République à refaire ". Et à le lire, il ne nous paraît pas du tout impossible, aussi profond que puisse se faire à l’occasion notre désespoir, de faire de nouveau coïncider ou plutôt de conjuguer le " je " et le " nous " dans un ensemble de relations organisées par le souci du Bien Commun.

C’est donc un grand bol de vitamines qui nous est livré ici : non pas seulement parce que Claude Rochet parvient à condenser de façon étonnamment claire des lectures diverses, et que son érudition met à notre disposition l’essentiel de la pensée, critique des dix dernières années ; mais surtout parce qu’il a le courage de prendre le problème à bonne hauteur, de nous dire contre toutes tentations du fatalisme que le Bien Commun est toujours pensable, mieux encore qu’il est toujours faisable, et que, aussi abandonnés qu’ils puissent être, les Républicains (ou plus exactement les Respublicains, héritiers d’une tradition de la Respublica qui est évidemment très antérieure à la Révolution française) auraient tort de considérer que lorsqu’une République s’effondre c’est l’idée même de République qui disparaît.

Toute notre histoire prouve que la tradition du Bien Commun parcourt les siècles en traversant les points les plus hauts comme les points les plus bas (" les malheurs achevés comme les succès exemplaires ", disait de Gaulle) et que, parmi les métamorphoses, les vicissitudes et les rebondissements, elle demeure un fil dont c’est l’honneur et la gloire d’hommes tels que Claude Rochet de montrer qu’il n’est jamais perdu.

Paul-Marie Coûteaux

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