Préface
" Gouverner par le Bien Commun " : le titre de cet ouvrage en dit la quintessence, qui nest pas mince, puisquil sagit ni plus ni moins que de tenter de restaurer dans un univers politique complètement subverti par la tradition machiavellienne, et qui lignore, la tradition opposée, celle du Bien Commun. De cette tradition res-publicaine les voies furent défrichées par les plus grands penseurs politiques de lOccident, Platon, Bodin, Marc Bloch. Claude Rochet sen veut et en est le disciple.
Notre auteur croit quil existe en politique un Bien Commun, intérêt supérieur du corps politique considéré et que celui-ci ne se confond pas avec le Bien du Prince, ou de la petite classe aristocratique dont ce fut depuis trente ans au moins un tour de passe-passe somme toute banal dans lhistoire que de nous faire croire que ses intérêts ou ses obsessions coïncidaient avec ceux du peuple tout entier. Louvrage quon va lire démonte minutieusement cette imposture : ce quil appelle le madelino-cohn-bendisme, dont il a fort bien repéré la prise du pouvoir sur les décombres du gaullisme dans la petite foulée de mai 68, nest en fait quune réduction de la politique à un jeu de pouvoirs au sein dune minuscule élite, un peu politique et intellectuelle, très médiatique et peut-être plus encore financière, qui évidemment se soucie comme dune guigne de définir lintérêt général dune communauté de citoyens dont elle na même plus idée de repérer lunité puisquelle refuse jusquau concept même dintérêt national, dilué dans les petites communautés ou dans la vaste Europe.
A contre-courant, Claude Rochet restaure la tradition opposée qui nest pas loin dêtre celle des Anciens en face de ces Modernes : contre ce quil appelle le nihilisme et qui me semble surtout appartenir à la tradition de Machiavel, il a encore le courage de penser non seulement quil existe un Bien Commun, mais que, en plus, ce Bien Commun ne peut reposer que sur de " bonnes idées et que ce sont les bonnes idées qui donnent de bons fruits " comme il ose lécrire avec une simplicité qui va fort loin dès les premières pages de son ouvrage.
Certes, depuis quelques années de nombreux penseurs émergent, qui se dressent contre le nihilisme contemporain paré des oripeaux trompeurs de lEurope. Les uns dressent le réquisitoire contre la " pensée unique " sous langle économique, dautres sous langle diplomatique, dautres encore sous langle social ou moral. Claude Rochet adopte tour à tour ces points de vue (il faut lire par exemple ses pages sur " le subjectivisme radical " ou le " vive le je ", ou encore sa dénonciation de la lente dérive de la notion de responsabilité sociale à travers le dossier des accidents de la route que lon ne savait pas si intéressant !) ; mais ce quil y a chez lui de plus louable est que, le premier à notre connaissance, il ose mener de front toutes les critiques à la fois, en dresser un tableau exhaustif, se faire juriste et moraliste, avoir loeil du diplomate, de léconomiste ou du politique, et, prenant tout ensemble, desquisser en face de lopinion dominante un projet total, qui nest ni plus ni moins que le projet dune République nouvelle.
Certes, ce travail proprement titanesque ne peut pas toujours donner des formules limpides et lon comprend que la sagesse, comme il lindique dans un très beau chapitre " le Bien Commun comme processus ", exige que laction soit dabord locale pour se généraliser peu à peu ce quil appelle dune formule où lon repère à mille lieux ses influences québécoises " générer les concepts par arborescence ascendante ". Comment ne pas admettre dailleurs quil est impossible de substituer dun coup lordre au chaos, et quil faut miser sur des expériences locales ou sur des efforts partiels, par exemple léducation, lune de ses obsessions à lévidence légitime pour que agissant par contagion un ordre partiel étende progressivement sa rationnalité et fasse reculer comme par onde le désordre. Mais tout en restant pratique, il ne perd pas de vue lessentiel, qui est titanesque : " la République à refaire ". Et à le lire, il ne nous paraît pas du tout impossible, aussi profond que puisse se faire à loccasion notre désespoir, de faire de nouveau coïncider ou plutôt de conjuguer le " je " et le " nous " dans un ensemble de relations organisées par le souci du Bien Commun.
Cest donc un grand bol de vitamines qui nous est livré ici : non pas seulement parce que Claude Rochet parvient à condenser de façon étonnamment claire des lectures diverses, et que son érudition met à notre disposition lessentiel de la pensée, critique des dix dernières années ; mais surtout parce quil a le courage de prendre le problème à bonne hauteur, de nous dire contre toutes tentations du fatalisme que le Bien Commun est toujours pensable, mieux encore quil est toujours faisable, et que, aussi abandonnés quils puissent être, les Républicains (ou plus exactement les Respublicains, héritiers dune tradition de la Respublica qui est évidemment très antérieure à la Révolution française) auraient tort de considérer que lorsquune République seffondre cest lidée même de République qui disparaît.
Toute notre histoire prouve que la tradition du Bien Commun parcourt les siècles en traversant les points les plus hauts comme les points les plus bas (" les malheurs achevés comme les succès exemplaires ", disait de Gaulle) et que, parmi les métamorphoses, les vicissitudes et les rebondissements, elle demeure un fil dont cest lhonneur et la gloire dhommes tels que Claude Rochet de montrer quil nest jamais perdu.