par Denis Collin
Entre le libéralisme et le socialisme, Blandine Kriegel tente de penser une philosophie de la République. Poursuivant ses travaux antérieurs sur lÉtat de droit, engagés depuis la publication de " LÉtat et les esclaves " (1979, réédition Payot 1989) elle veut montrer dune part la construction progressive de lidée républicaine depuis lAntiquité jusquaux temps modernes, pour ensuite en tirer des conclusions actuelles sur la définition de la citoyenneté et la construction dune " République européenne ". De nombreuses considérations historiques ou juridiques donnent chair et sang à son propos philosophique. Ce qui constitue philosophiquement laxe de ce livre, cest lopposition que construit Blandine Kriegel entre la philosophie républicaine fondée sur le droit naturel et la philosophie du sujet, hypostasiant la volonté qui conduit au positivisme juridique et à la destruction des droits de lhomme. Dun côté une tradition qui va dAristote à Spinoza et Locke et de lautre une philosophie qui de Descartes passe à Kant et de là à toute la philosophie allemande moderne et contemporaine (Heidegger inclus). Avec un sens des nuances remarquable, BK tente de démontrer que cette philosophie du sujet conduit nécessairement au nazisme. Cet axe philosophiquement recoupe une polémique menée contre Alain Renaut. Il y a dans ce livre beaucoup de choses intéressantes. Le lien fait entre la pensée antique essentiellement aristotélicienne et stoïcienne et la philosophie politique moderne de Machiavel à Locke est clairement établi. Les philosophies du contrat social et du droit naturel moderne ne sopposent pas à la philosophie dAristote, mais tentent de la repenser et de l approfondir. Je crois que BK a profondément raison sur ce point. Elle s oppose sur cette question aux thèses développées par Léo Strauss qui voit dans les " jusnaturalistes " modernes les pères putatifs du positivisme juridique et par voie de conséquence du totalitarisme. Mais curieusement, elle ne cite même pas ces thèses de Strauss. Limportance quelle donne à la pensée politique de Spinoza ne peut que maller droit au cur. Encore que, là aussi, elle se contente finalement de quelques traits alors que la pensée politique de Spinoza nest pas simplement une pensée des droits de lhomme et de la construction de lindividu ; on trouve de nombreux développements sur les formes politiques ou sur les rapports de propriété qui devraient empêcher quon accole systématiquement Spinoza et Locke comme le fait BK. Cependant je ne peux vraiment pas suivre BK dans les lignes les plus générales de son propos. Tout dabord, BK tire des conclusions de ses analyses. Or ces conclusions ne découlent pas logiquement de ses analyses ; elles arrivent comme un cheveu sur la soupe. Ainsi, après avoir montré comment la construction du concept de souveraineté par Bodin est un moment essentiel de la construction de l État de droit, BK va finir par proposer quon en finisse avec la souveraineté, car la souveraineté est dangereuse et peut conduire à des abus et elle propose de la remplacer par le règne de la loi (je ne vois pas en quoi ceci contredirait cela) et par une nouvelle théorie de la séparation des pouvoirs à la Montesquieu. Peut-être a-t-elle raison, mais ce ralliement à Montesquieu ne me semble guère cohérent. Les choses se gâtent quand BK soutient la loi sur la parité en sappuyant sur Sylviane Agacinski, parce que la loi sur la parité permettrait que lon considère enfin que lhumanité est composée des hommes et des femmes. Aucun des arguments républicains traditionnels défendus par Elisabeth Badinder et quelques autres nest pris en considération. BK expédie aux enfers lÉtat administratif français et prend la défense du modèle anglo-saxon de décentralisation et loue sa capacité à sadapter rapidement aux changements de nos sociétés par le rôle décisif de la jurisprudence ; là encore des lieux communs (le changement qui change de plus en plus vite) et des partis pris idéologiques non étayés. Si le droit anglo-saxon protégeait mieux les citoyens, ça se saurait : la liste des dénis de justice est largement aussi longue que celle du droit français et lon ne sache pas que les droits des Noirs condamnés à mort aux USA soient mieux protégés que ceux des citoyens français. Enfin quand BK soutient lidée dune République européenne permettant que nous échappions et au nationalisme et à la tentation impériale, on est en plein au royaume des abstractions creuses puisque BK évite soigneusement les termes politiques réels du débat. Dans lensemble, il y a un gouffre entre les analyses historiques et théoriques et les conclusions politiques actuelles qui paraissent arbitraires. Mais ce qui est vraiment insupportable dans ce livre, et quon avait déjà trouvé dans " LÉtat et les esclaves ", cest cette haine invraisemblable de toute la philosophie allemande, de Wolff jusquaux temps modernes. Il y a deux coupables : Descartes et Kant créateurs de la philosophie du sujet qui coupe lhomme de la nature et détruit par conséquent tout droit naturel. Et à partir des deux coupables originels, toute la philosophie allemande post-kantienne est cataloguée comme la continuatrice du Fichte des Discours à la nation allemande, sous le signe générale du romantisme, de la philosophie de la violence et de la révolution conservatrice : Hitler est au bout de tout cela. " De Fichte à Heidegger, en passant par Hegel, Nietzsche, Carl Schmitt et Kantorowicz, sest développée une philosophie politique de la violence et de la guerre, de lempire et de la négation du droit qui s oppose centralement à la philosophie républicaine de lâge classique. " (p.20) Qualifier la philosophie de Hegel de philosophie de la " négation du droit ", il fallait loser ! Faire de Kant le père spirituel de la révolution conservatrice, cest encore plus gonflé. Je laisse de côté le débat sur Nietzsche et Heidegger, mais là encore la pratique de lamalgame est insupportable. Évidemment, BK ne peut éviter de citer les travaux de Losurdo ou de Jacques dHondt, mais elle sembarrasse en quelques lignes en affirmant que lessentiel chez Hegel est lidée desprit du peuple. Bref, une manière de procéder quon pardonnerait difficilement à un étudiant, mais qui est celle dune des représentantes éminentes de la philosophie politique française. Kant dit que les philosophes ne peuvent pas devenir rois, parce que le pouvoir corrompt lesprit. Il a parfaitement raison et plutôt que de fréquenter les allées du pouvoir (elle a été chargée de la Mission pour la modernisation de lÉtat et membre de la commission de réflexion sur la réforme de la justice), elle aurait dû fréquenter avec un peu plus dempathie des textes de la philosophie allemande.
Denis Collin 30 mars 2000