- Le nihilisme, maladie du désir et de la volonté
Le nihilisme naît du désenchantement devant la découverte de la
nature essentiellement imparfaite de l'être humain. La philosophie
cartésienne avait prétendu créer une "philosophie du sujet" où
le sujet est donné et la nature un doute, d'où sa prétention à
pouvoir comprendre de manière absolue et déterministe le monde.
Elle est en rupture avec l'enseignement chrétien délivré par Paul
dans l'épître aux Romains "Ce que je veux, je ne le fais pas, mais ce que je hais je le fais". Le christianisme est un renvoi permanent de l'homme vers le
discernement du bien et du mal, qu'aucune loi externe ne peut
postuler.
"Il est inutile de rêver d'un désir moral imperturbable et fonctionnant à la manière d'un instinct infaillible. Nous avons à comprendre que ce désir peut être annihilé (...) Ceci qui reste toujours vrai, semble particulièrement aggravé dans le contexte contemporain. Car d'innombrables forces sociales et culturelles se coalisent pour déliter le désir du dedans et tuer le désir de désirer. Le règne du "à quoi bon?" correspond au rêgne du nihilisme... Le nihilisme est une maladie de la volonté, celle qui porte la volonté (ou le désir) à ne pas se vouloir ou, selon la célèbre analyse de Nietzsche, à vouloir le rien, le néant, la mort, le vide.
Le jeu de la dérision est bien porté et commercialement prospère. La complaisance pour les affaiblissements du désir fait recette, soit sous les couleurs du portrait jubilant d'un individualisme béat dont on ne veut retenir par principes que les ébats sans conséquences, soit au contraire dans les descriptions élaborées et minutieuses des impuissances du vouloir" (Paul Valadier, Eloge de la conscience)
- Le nihilisme, une victoire de la raison anthropocentique
Avec l'époque moderne qui, selon l'expression de Hannah Arendt,
transporte le levier d'Archimède au coeur de la raison humaine,
on postule la capacité de l'homme à connaître intégralement le
monde par l'exercice de la raison. "La croyance aux catégories de la raison est la cause du nihilisme, nous avons mesuré la valeur du monde à des catégories qui relèvent d'un monde purement fictif" (Nietzsche, Le gai savoir).
Cette raison est totalement différente du rationnalisme critique
développé par Karl Popper qui pose le monde comme existant indépendamment de notre volonté,
et notre connaissance comme relative et contingente, donc incomplète,
et qui suppose une remise en cause permanente au travers d'une
démarche de résolution de problème qui fait appel à l'humilité
du chercheur.
Cette victoire du rationalisme anthropocentrique est une défaite de l'homme. Socrate a posé les bases de la philosophie politique sur un questionnement permanent du bien et du mal. Or, souligne Leo Strauss, la philosophie politique est aujourd'hui devenue une idéologie prétendant pouvoir déterminer de manière absolue ce qui est "bien". (Leo Strauss, La cité et l'homme)
"Ma conclusion - disait Nietzsche dans les Fragments posthumes- est que l'homme effectif représente une valeur de beaucoup supérieure à celle de l'homme "désirable" selon un quelconque idéal jusque-là; que toutes les désidérabilités eu égard à l'homme ont été des chimères absurdes et dangereuses par lesquelles une espèce particulière d'homme a voulu imposer comme une loi à l'humanité ses propres conditions de conservation et de croissance; que toute "désidérabilité" d'une telle origine parvenue à la souveraineté a rabaissé jusqu'ici la valeur de l'homme, sa force, sa certitude de l'avenir(...); que la faculté de l'homme à poser des valeurs était jusque-là développée trop bassement pour pouvoir rendre justice à la valeur de l'homme, réelle et pas seulement désirable; que l'idéal jusqu'à maintenant a été la force calomniatrice du monde et de l'homme, le souffle empoisonné sur la réalité, la grande séductrice au profit du néant".
- Le nihilisme est-il de gauche ou de droite?
Dans son ouvrage fondamental, Allan Bloom, conclut sur la "nietzschéisation de la gauche ou vice-versa".
"Le bourgeois a incarné le dernier homme nietzschéen dans la mythologie marxiste, et le prolétaire est devenu le surhomme. L'égalitarisme radical est devenu le remède à l'égalitarisme malsain du dernier homme. Dans la foulée de la philosphie hégélienne - dont Popper disait que c'est le relativisme plus l'absolutisme - l'intelligentsia de gauche a bâti un discours concocté pour expliquer au monde combien nous sommes mauvais (nous= la société) qui s'est transformé pôur expliquer au monde combien nous sommes interessants (nous= les intellectuels)".
Les "valeurs", le cosmétique du nihilisme mondain?
«J'ai l'impression que le discours sur les valeurs est aussi vide que le relativisme qu'il est sensé contrer; à moins qu'il ne fasse partie de ce relativisme. Comment prendre au sérieux le consensus sur l'importance des valeurs? Il est trop facile, trop vaste, il couvre la totalité du spectre idéologique; il est aussi trop dénué de contenu; chaque personne, chaque groupe ou institution met sous le couvert de ce mot vague tout programme, tout projet auxquels il peut servir de prétexte. Nous sommes entrés soudainement dans l'âge des valeurs.»
Source :texte de la conférence prononcée par Allan Bloom, sur La culture générale et la politique, le vendredi 29 avril 1988 à l'occasion du colloque «Éducation: le temps des solutions», organisé par l'Agora au Centre d'Arts Orford, les 29, 30 avril et 1er mai 1988.
Pour en savoir plus...

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LE NIHILISME AUJOURD'HUI
« Tel est le funeste destin de lEurope : ayant cessé de craindre lhomme, nous avons cessé de laimer, de le vénérer, despérer en lui et même de le vouloir. Désormais le spectacle quoffre lhomme fatigue. Quest-ce quaujourdhui que le nihilisme, sinon cela ? (
) Nous sommes fatigués de lhomme »
Nietzsche
Le nihilisme nest pas en soi une mauvaise chose. Expérience du tragique et du vide de la vie humaine, il peut être un fondateur au sens de lexpérience de labsurde chez Albert Camus. Découvrir quil ny a rien et que le monde est vide et sans sens, que nous sommes responsables de nos buts et de leur atteinte, que le sens ne nous est pas donné, mais que ce qui nous a été donné cest la capacité à donner du sens à notre vie, est une expérience du tragique. Et là « dans un acte héroïque, lhomme tragique, précisément parce que tout est obstacle, souffrance et abîme vertigineux (et non point bien que tout soit souffrance) bande sa volonté et tend ses facultés : puisque tout est horrible et absurde, précisément il agira» .
Elle est fondatrice car cest une expérience de la liberté: lhomme peut le meilleur autant que le pire. Le XIX° siècle, en bouleversant les cadres des sociétés traditionnelles, vit la naissance du nihilisme moderne qui allait prendre diverses formes: celle du nihilisme actif, furieux de découvrir que là ou lon pensait quil y avait quelque chose il ny a rien et voulant faire de cette découverte une nouvelle fondation, et celle du nihilisme passif contemporain, celui du dernier homme dont Nietzsche annonçait larrivée dans Ainsi parlait Zarathoustra qui se contente de ne plus croire à rien après la mort de Dieu et de vivre sa petite vie dans la passivité tranquille du triptyque « santé, sécurité, confort ».
Un point commun à ces variantes du nihilisme: la volonté de puissance . La volonté de puissance, cest le refus de lhomme faillible et libre amené à délibérer sur les buts quil veut se donner, et le contenu quil veut donner à sa liberté. Cest le refus de la nature, du droit naturel, pour laffirmation de la volonté de lhomme de se façonner indépendamment de toutes les contingences et de toute norme exogène liées à son humanité. Vouloir à tout prix de peur de subir, la volonté comme unique objet de la volonté, telle est la volonté de puissance Sa forme la plus radicale fut le nazisme, refus régressif de la modernité instituée par les lumières et lAufklärung pour la quête dun surhomme mythique, mais également le communisme qui, sil nétait pas nihiliste dans ses motivations le fut dans ses moyens et dans ses fins. Les formes soft de la volonté de puissance sont aujourdhui lhédonisme agressif du jouir sans entraves qui est le refus de la contingence pour la quête dun monde sans contraintes .
METTRE RIEN LA OU IL Y A QUELQUE CHOSE
« Pourquoi y-a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » A cette éternelle interpellation de Leibniz, les nihilistes ont leur réponse : Puisque la connaissance du monde et de lhomme nous montre quil nest pas parfait, cest donc que toute perfection ne peut être de ce monde. Puisque le sens ne nous est pas donné, tout sens ne peut être quune illusion que le nihiliste se doit de détruire. Plutôt rien que quelque chose dimparfait !
Le subjectivisme radical, ou le triomphe du je sur le nous
Cest en 1967 que Raoul Vaneigeim publia ce qui allait devenir le manifeste idéologique des trente piteuses : le « traité de savoir-vivre à lusage des jeunes générations ». Lidée fondamentale du « Traité » est le subjectivisme radical ou lopposition irréductible entre ce que Louis Dumont appelle lauto-nomie (les normes que je suis moi-même capable de me fixer) et lhétéro-nomie (les normes qui me viennent des autres, cest-à-dire du corps social).
Le Traité est explicitement nihiliste, dun nihilisme actif qui cherche la révolution dans la démonstration que toute idée, toute institution est une aliénation et une mutilation de la créativité. Le nihilisme actif est présenté comme un point de passage obligé au delà duquel peut naître la révolution par la destruction de tous les conformismes : « Les nihilistes sont, en dernier ressort, nos seuls alliés. Ils vivent dans le désespoir du non-dépassement ? Une théorie cohérente peut, leur démontrant la fausseté de leur vue, mettre au service de leur volonté de vivre le potentiel énergétique de leurs rancoeurs accumulées
Nihilistes, aurait dit Sade, encore un effort pour devenir révolutionnaires » .
Niant toute hétéronomie, le subjectivisme rejette toute transcendance et tire toute vérité de linstant -« Il y a plus de vérité dans vingt-quatre heures de la vie dun homme que dans toutes les philosophies »- et proclame la volonté de puissance du sujet : « Une réalité sur laquelle je nai pas de prise, nest-ce pas le vieux mensonge remis à neuf, le stade ultime de la mystification ? ».
La seule source de vérité ne peut résider que dans la spontanéité et la créativité individuelle. Aucun « nous » ne peut exister en dehors de laddition des « je » libérés de toutes contraintes: « Rien ne mautorise à parler au nom des autres, je ne suis délégué que de moi-même et, pourtant, je suis constamment dominé par cette pensée que mon histoire nest pas seulement une histoire personnelle mais que je sers les intérêts dhommes innombrables en vivant comme je vis et en mefforçant de vivre plus intensément, plus librement ».
Rédigé en un langage révolutionnaire à coups de dénonciation de la « bourgeoisie » et des « conformismes », le traité de M. Vaneigem - qui fit depuis toute sa carrière comme fonctionnaire de lEtat belge- allait devenir la bible des libertaires spontanéistes dont le pouvoir idéologique allait saffirmer en France à partir de 1970 : Vive le « je » donc, à bas le « nous », source de toutes les oppressions. Les libéraux et les libertaires allaient trouver là les habits neufs de leur alliance pour la domination de la société et du monde.
Toute expression dun vouloir vivre collectif, école, Etat, loi, famille, tout mythe fondateur républicain devenait une cible. La première sera lhistoire et le morceau de choix la Résistance et lantifascisme, la seconde ce qui assure la cohésion sociale donc lécole et la clé de voûte le post-modernisme qui apportait la « théorie cohérente » annoncée par Vanegeim.
- « Tout est suspect » : le flirt du gauchisme avec le révisionisme
« Sur les « faits », ordres dHitler, chambres à gaz, chiffres (dont jaffirme quà ce jour ni ceux des historiens officiels, ni ceux des « révisionnistes » ne reposent sur aucune base scientifique sérieuse)
, je ne suis pas loin de penser que les révisionnistes ont raison; (
) Si lon peut douter de lexistence des chambres à gaz, cest quelle ne tient que sur des récits de témoins (aveux, mémoires, témoignages au procès) et que ces récits sont contradictoires en eux-mêmes et entre eux
» . Comment le théoricien gauchiste Jean-Gabriel Cohn-Bendit en vient-il ainsi à prendre la défense des révisionnistes? Pierre Vidal-Naquet a analysé ce phénomène .
A lorigine on trouve des archéologues du marxisme, disciples de Bordigua, un marxiste italien des années trente, passé, comme Pierre Guillaume, par lInternationale situationniste où il cotoya Vaneigeim, et qui allait fonder le groupe « La vieille taupe », devenu le temple du révisionnisme. Quel est lenjeu pour eux? Torpiller la « démocratie bourgeoise » qui se refait une vertu de sa lutte contre le nazisme. Quel est largument? lutilisation de lholocauste comme justification a posteriori des politiques, dont le sionisme.
Il est évident que lutilisation de lholocauste a posteriori pour se faire une virginité a peu de frais a été et est encore une activité rentable pour justifier des actes peu justifiables dans le présent (comme la politique dannexion dIsraël) ou dans le passé (comme la lâcheté des démocraties devant le nazisme ou le stalinisme). Eviter que lhistoire ne serve dalibi est le travail et la mission de tout historien en appliquant la méthode historico-critique. Mais tel nest pas le souci des révisionnistes et des libertaires qui les soutiennent . Lobjectif est de montrer que la démocratie nétant pas parfaite, ou à tout le moins, pas conforme aux mythes qui se sont forgés après guerre, elle ne peut être que coupable, et donc à mettre que dans le même sac que le nazisme et le stalinisme.
On recourt pour cela à une analyse purement technique des faits: on na pas de sources écrites, donc les faits nexistent pas! Les témoignages sont contradictoires, donc les faits nexistent pas! Si lon suivait la « méthode historique » des révisionnistes lorsque lon est en présence dune évaluation contradictoire du nombre de manifestants par les organisateurs et par la police, on conclurait, du seul fait de cette divergence, que la manifestation na pas eu lieu. Le raisonnement devient particulièrement monstrueux dans le cas du génocide, puisque toute la politique des nazis a consisté à détruire toute source et toute trace matérielle et que la logique de lunivers concentrationnaire était bâtie sur un « comment » édulcoré évitant, au travers dun langage bureaucratique neutre, toute évocation du « quoi », de lextermination, au profit dune logique purement technique de bon fonctionnaire.
Dernier argument: la liberté dexpression. Les révisionnistes se sont en effet tissés un manteau de vertu des poursuites dont ils furent lobjet, et cest pour défendre la liberté que les Cohn-Bendit sont venus à leur secours . Il est évident que linterdiction ne résout rien et quune lecture commentée de « Mein Kampf » dans les écoles serait le meilleur moyen de démonter lattrait malsain quexerce la mythologie nazie. Mais telle nest pas la préoccupation de nos héros qui, une fois devenus les hérauts du nouvel ordre moral, ont soutenu le vote de la loi Gayssot qui précisément interdit lexpression du révisionnisme, leur apportant sur un plateau des habits neufs de victimes.
Non, le but des frères Cohn-Bendit est de montrer que la démocratie, et surtout la République, étant un régime imparfait pour des hommes imparfaits, où la mythologie diverge nécessairement de la rigueur historique, est de ce seul fait aussi mauvaise que les autres régimes. Ainsi se renforce en politique le relativisme obsessionnel, au nom du « mettre rien là où il y a quelque chose »
- La destruction de lenseignement par le pédagogisme
Philippe Meirieu fut le gourou de la politique scolaire de Claude Allègre et auteur dun ouvrage qui résume son projet «LEcole ou la guerre civile » . Lointain écho aux théories de Vaneigeim : la crise de lécole serait essentiellement due au désir des enseignants denseigner ! Ce désir serait lexpression de leur libido, elle même produit des «obscures vengeances» qui justifient la vocation de lenseignant. Esclave de sa libido, lenseignant cède à ses pulsions malsaines et ne peut sempêcher de vouloir enseigner et promouvoir sa discipline aux dépens dune éducation globale de lenfant. Certes, rien nest jamais totalement faux dans les propos de Philippe Meirieu, mais tout procède de réductions et doppositions primaires entre transmission du savoir et éducation de la personne. Que lenseignement traditionnel, centré sur lacquisition des savoirs, ait négligé les savoir-faire, cela est vrai. Que les savoirs soient cloisonnés et quil faille relier les disciplines, cela est vrai. Mais le projet des « modernistes » -au rang desquels on ne sétonnera pas de retrouver Jean-Gabriel Cohn-Bendit animateur du « lycée autogéré » de Saint-Nazaire- est de mettre en cause lexistence même des savoirs par une confusion stupéfiante entre savoir et information : Internet donne accès à linformation, donc en navigant sur internet lélève peut construire lui-même ses savoirs. Finis donc les profs dhistoire et de philo, place aux animateurs qui aident au maniement de la souris. Relativisme cognitif radical qui fonde la mise en cause par Philippe Meirieu du projet de l'instruction publique, laïque et obligatoire: la volonté dintégrer, par l'école, les enfants dans une citoyenneté commune: « Jules Ferry préconisait donc déradiquer ce qui sépare les hommes au profit de ce qui les unit » accuse-t-il. Et de promouvoir une obsession qui est au cur de lidéologie contemporaine: celle de lhétérogénéité.
Depuis les années 70, la constante des réformes est dêtre purement technique -lenseignement de toute norme sociale devenant sulfureux- avec la mise en place du collège unique. Lécole primaire perd la mission de préparer les élèves à la vie et de les doter de « tout ce quil nest pas permis dignorer » pour devoir se contenter de les conduire en sixième. Lécole mène au collège qui mène au lycée qui mène à luniversité qui
?. Les autodénommées « sciences de léducation » ne sont quune succession de processus sans buts qui sont lexpression du relativisme dans lenseignement : puisquil ny a pas de vérité, il ny a pas de culture il y a des vérités et des cultures donc ce qui compte ce sont les « compétences », soit des savoir-faire instrumentaux.
Lissue est connue: absence dacquisition des fondamentaux à lentrée en sixième, développement de léchec scolaire et de formes perverses de compétition (reconstitution de filières selon le choix de la 1° langue étrangère, le lieu dhabitation..) qui assurent la reproduction des inégalités sociales. La cause en est la doctrine de lhétérogénéité, dénoncée par Liliane Lurçat, qui assimile légalité des droits à linstruction à légalitarisme entre les personnes , qui nie les différences entre les projets individuels ce qui revient alors à « imposer à tous les même vide intellectuel aux effets barbarisants. La massification de lenfance et de la jeunesse ainsi réalisée produit partout des phénomènes semblables » .
Généralement, les « modernistes » des trente piteuses veulent libérer la France de ses archaïsmes en recourant avec dix ans de recul à des recettes qui ont déjà échoué aux Etats-Unis. Là, cest soixante-dix ans. Les sciences de léducation y apparaissent dans les années vingt comme réponse à la massification de lenseignement qui pose un véritable problème : celui de la multiplicité des projets scolaires dans un enseignement conçu jusqualors pour une population scolaire homogène. Or, aller à lécole a une valeur en soi par la socialisation de lenfant- qui se traduit en biens collectifs : qualité de la main-duvre, santé publique, citoyenneté. Reconcevoir les enseignements de manière à ce quils prennent en compte la diversité des projets scolaires revenait à reconnaître cette diversité, mais cela contrevenait à lidéologie égalitariste dominante : la relation hiérarchique maître-élève ne cadre pas avec lidéal du self-made man maître de son destin . Aussi la solution des pédagogistes va être de supprimer les enseignements pour ne plus garder que la "pédagogie" : Désormais « ce qui importe en éducation nest pas ce que les individus savent mais le type dindividu produit. Lécole abdique sa fonction première de formation intellectuelle pour satisfaire des idéaux sociaux, tout en occultant le sacrifice consenti » . Individualisme et massification de lenfant vont alors de pair « la massification de lenfance est apparue aux Etats-Unis bien avant lexistence de la télévision. Elle a consisté dans labandon des enfants par les adultes, car seul le groupe est pris en considération. Livrés à eux-mêmes ou abandonnés à la tyrannie du groupe, les enfants ont réagi soit par le conformisme, soit par la délinquance juvénile. » ,. Le résultat? Soixante millions daméricains victimes dillettrisme fonctionnel. Lorigine? le rejet de lapprentissage au profit exclusif du spontanéisme et de la créativité individuelle. Lalphabétisation est rejetée au motif que lon peut lire sans avoir à nommer chaque lettre. « Les forces hostiles à lalphabétisation, à la lecture, au mot, se trouvent dans le scientisme qui depuis soixante-quinze ans préfère les nombres aux mots, le faire à la pensée, lexpérience à la tradition ».
Rejet du contenu au profit exclusif du processus , psychologisme délirant, le pédagogisme, en transformant peu à peu lécole en hopital de jour, construit, sous son discours égalitariste, une société inégalitaire aussi sûrement que lindividualisme assujettit lindividu. En mettant « lélève au centre de lécole » au lieu du maître, on renvoie lenfant à un état de nature supposé idyllique, que William Golding a mis en scène dans son roman « Lord of the flies » : naufragée sur un île déserte, privée de tout référent adulte, la communauté denfants retourne à la barbarie en développant les formes de cruauté les plus primaires. La manifestation la plus pathologique du naufrage scolaire est la violence qui « témoigne surtout, en son cur, dune désinstitutionnalisation qui fait que les relations entre enseignants et élèves se dégradent en simples interactions, dans lesquelles le sens se construit au fur et à mesure de léchange des acteurs en présence et non en fonction de normes, de règles, ou de rôles préétablis »
Il reste à ce nouvel obscurantisme à couronner son édifice dune philosophie globale du monde à prétention scientifique: ce sera la tâche du post-modernisme.
- Le post-modernisme et le basculement de la gauche dans lobscurantisme
Au printemps 1996 une revue américaine renommée, Social Text, publiait un article très mode dAlan Sokal au titre alléchant « Transgresser les frontières: vers une herméneutique transformative de la gravitation quantique », délibérément bourré, aux dires de son auteur, dabsurdités et dillogismes flagrants et affichant un relativisme cognitif extrême, allant jusquà nier lexistence dun monde objectif, extérieur à notre conscience. Le projet dAlan Sokal était de voir si ce tissu dabsurdités serait publié. Il le fut. Et dans un numéro spécial consacré à une réponse aux inquiétudes des scientifiques aux dérives du post-modernisme. La conclusion aurait pu être signée de lun de nos modernisateurs du sytème éducatif : « .. tout ceci nest quune première étape: le but fondamental de tout mouvement émancipatoire doit être de démystifier et de démocratiser la production de la connaissance scientifique
cette tâche doit commencer avec la jeune génération, à travers une profonde réforme du système éducatif. Lenseignement de la science et des mathématiques doit être purgé de ses caractéristiques autoritaires et élitistes et le contenu de ces sujets doit être enrichi par lincorporation des aperçus dus aux critiques féministes, homosexuelles, multiculturelles et écologiques ».
« Laffaire Sokal - Bricmont » commençait avec la publication postérieure de leur ouvrage « Impostures intellectuelles » dénonçant lensemble du courant post-moderniste parmi lequel figure les figures de proue de lintelligentsia française les plus en vue aux Etats-Unis: Deleuze, Derrida, Guattari, Lacan, Lyotard, Serres, Baudrillard, Kristeva et Virillio entre autres.
Que disent les imposteurs ? Ils tirent partie des conclusions de la science moderne, de la mécanique quantique notamment, sur lindétermination du monde et son inaccessibilité à notre totale compréhension pour conclure que toute connaissance est impossible et que tout exercice de la raison est vain. Un des chefs de file de ce courant dit « post-moderne » est Feyerabend, adversaire radical de Karl Popper qui assimile tout exercice de la raison à un rationalisme qui ne peut mener quà la tyrannie. Le post-modernisme fonde ainsi une nouvelle philosophie libertaire et nihiliste, où, faute de pouvoir connaître le réel on le remplace par une pure spéculation intellectuelle. Jacques Bouveresse sinterroge sur ce goût subit des intellectuels post-modernes pour la mécanique quantique, la théorie du chaos, la géométrie fractale ou le théorème de Gödel. Doù vient-il? Du besoin de prestige et de pouvoir, répond-il, à lheure où il semble falloir se réclamer de la science pour pouvoir être reconnu, notamment aux Etats-Unis. Pourquoi, par ailleurs, la pratique dun recours à la science saccompagne-t-elle, dans le même mouvement, dun usage de lanalogie où lesthétique lemporte sur la rigueur? Parce que, dit Bouveresse, nous vivons une époque où la liberté de penser ne doit pas être entravée par le souci logique ou la confrontation aux faits, et où ceux qui rappellent que la pensée a des règles se trouvent accusés de pusillanimité. Dès lors, les pleins pouvoirs sont donnés à limagination, qui peut nen faire quà sa tête au nom de « laventure de la pensée ».
Ce « postmodernisme » consiste à tout relativiser, à tout mettre sur un pied dégalité au nom de la liberté de penser. Une pensée qui a perdu son caractère critique: la liberté de dire nimporte quoi est mieux défendue que celle de dire que tel ou tel propos dit nimporte quoi. Celui qui sy risque est immédiatement dénoncé à la vindicte publique comme « fasciste ». Nest-ce pas ce que lon retrouve dans les propos faisant léloge de la différence - le différencialisme - qui, inspirée du « politiquement correct » américain, conduit au bout du compte à la ghettoïsation de la société, et au développement, par des voies détournées, du racisme? Et cette logique du relativisme « littérariste », dit Bouveresse, va jusquà toucher la sociologie lorsquelle se fonde sur une « épistémologie de la réception » pour laquelle la valeur dune théorie se mesure à sa réception par le public ?
Pratiquement, le postmodernisme apporte une justification prétendument scientifique au discours sur lhétérogénéité qui est au cur de la pensée dominante actuelle.
- Son fondement théorique est le relativisme: il ny a pas de vérité, les faits ne sont que le produit de notre langage. « Lavantage de cette nouvelle notion de fait, cest quon na jamais tort » : la vérité nest plus quaffaire de croyance qui na pas à chercher à se confronter au réel.
- Son origine est le découragement politique: les idéologies de gauche ont failli. Or, la gauche a été le porte-drapeau de la philosophie des lumières: il faut donc rejeter les Lumières! La science et la raison sont rejetés avec la prétention folle du communisme à connaître parfaitement le monde et à le transformer. Le postmodernisme jette le bébé avec leau du bain, la science avec le scientisme, la raison avec le rationalisme. La gauche trahit lhéritage des Lumières et devient obscurantiste!
- Son fantasme est « les nouveaux mouvements sociaux »: antiracisme, homosexuels, féministes, ces mouvements nont pas été pris en compte par la gauche traditionnelle, ils deviennent autant de nouvelles idéologies qui se fondent sur les prétentions scientifiques du postmodernisme et son discours sur la « différence » et son goût pour les réalités virtuelles loin du monde réel, alors que les revendications légitimes des ces mouvements « peuvent trouver une base bien plus solide (
) dans la tradition égalitaire, radicalement démocratique et rationaliste issue des Lumières »
- Son projet est le libéralisme le plus dur par labandon de la solidarité, de légalité, le dégoût de la vérité et de la recherche des faits au profit du discours. En même temps quil sonne le glas de la gauche politique, le postmodernisme transforme luniversité en instrument de crétinisation de masse où les étudiants « apprennent à répéter et à élaborer des discours auxquels ils ne comprennent pas grand-chose. Ils peuvent même faire carrière à luniversité en devenant experts dans lart de manipuler un jargon érudit » .
Le désintérêt pour le monde réel est ainsi théorisé et systématisé. La négation de la poursuite du bien commun reçoit le vernis dune caution scientifique. Le projet de transformation du monde est remplacé par la gesticulation verbale.
LA PHILOSOPHIE DU SUJET, FIGURE DU NIHILISME ACTIF
- Les nouvelles technologies et le troisième âge du nihilisme
Le nihilisme moderne trouve sa source au XVII° siècle avec lapparition de la technique comme activité autonome, qui se développe indépendamment des besoins de lhomme. Hannah Arendt identifie trois activités humaines fondamentales: le travail, qui correspond aux nécessités biologiques du corps humain, luvre, qui est la nécessité pour lhomme de dépasser sa condition mortelle par la création dartefacts pérennes, laction enfin, qui est la relation quont les hommes avec la condition humaine sans passer par la médiation de la création dobjets, lactivité politique dorganisation de la communauté humaine. Jusquau XVI° siècle, les innovations avaient pour objet premier lémancipation de la condition humaine de la domination du travail. Lépoque moderne offre, avec le développement des mathématiques et de la logique, une capacité dinnover qui nest plus directement liée à lamélioration de la condition humaine, donc une primauté de luvre sur le travail. Toutefois ... les objets, qui doivent leur existence aux hommes exclusivement, conditionnent néanmoins de façon constante leurs créateurs. (...) Les hommes créent constamment des conditions fabriquées qui leur sont propres et qui, malgré leur origine humaine et leur variabilité, ont la même force de conditionnement que les objets naturels » . Par la technique détachée des seuls besoins du travail, lhomme acquiert donc la possibilité dagir sur ses conditions dexistence. La technique devient alors un dépassement de la métaphysique comme la décrit Heidegger pour devenir un projet métaphysique intégral. La technique nest pas un moyen au service dune fin. Elle est une matière première exploitable au service de la volonté de puissance. Elle est une manifestation de lhomme parvenu au stade du nihilisme : séparé de lêtre, lhomme ne sintéresse quà létant, quelle sépare de plus en plus de lêtre.
La philosophie fondamentale du nihilisme moderne remonte à Descartes, à son dualisme de lobjet et du sujet, qui pose le sujet comme indépendant du monde et capable daccéder à sa compréhension intégrale. Comme la montré Koyré , la révolution scientifique moderne initiée par Galilée ne rendait aucunement nécessaire la philosophie cartésienne. Dissocié de la nature, le sujet devient, de Descartes à Nietzsche, sa propre fin : « Lautonomie du sujet émancipe le vouloir, et la volonté nayant plus dautre fondement quelle-même devient avec Nietzsche une volonté de la volonté, une volonté de puissance ». La technologie ouvre la voie au nihilisme actif, à lexpression radicale de la volonté de puissance, à la possibilité de créer un homme issu de sa propre volonté, indépendamment des contingences de la nature, du droit naturel et du bien commun.
La première application de la technologie à un vaste reinginering du monde fut la guerre de 1914. Sa conséquence fut une perte de foi dans la pérennité de la civilisation avec la célèbre apostrophe de Paul Valery « Nous autres civilisations savons que nous sommes mortelles »- qui ne déboucha que sur une tentative encore plus radicale avec la seconde guerre mondiale, celle de linversion des valeurs du bien et du mal par la corruption des notions du bien issue de la première guerre et de la crise de 1929.
La troisième tentative, nous la vivons avec les nouvelles technologies de linformation qui suscitent de nouveaux fantasmes de transformation radicale de lhomme. Avec un rythme de développement sans cesse croissant, les nouvelles technologies de linformation assurent lhégémonie absolue du contenant sur le contenu. On crée des médias extrêmement performants avant même de savoir quen faire. Dans ce vide sengouffrent tous les fantasmes, qui sont avant tout la manifestation dun autisme communicationnel croissant. Il suffit de se rendre sur internet dans un chat room, un « salon de bavardage », pour voir les symptômes de cette ère du vide, lart est devenu celui de parler pour ne rien dire, en observant un code de conduite qui ne souffre aucun écart, ainsi quil en est de toutes les « nouvelles pratiques sociales » « libérées » du nihilisme contemporain. Le cyberespace devient une nouvelle tentative de vivre une « humanité hors corps » , vieux fantasme de lhomme délié de son identité sexuée où le corps apparaît comme un frein face aux promesses illimitées du monde virtuel « il sagit non seulement de satisfaire aux exigences de la cyberculture et de la communication , mais simultanément de supprimer la maladie, la mort, et toutes les entraves liées au fardeau du coprs ».
Projet métaphysique intégral, les technologies de linformation se veulent non pas un moyen au service dune fin ce quelles peuvent être en contribuant efficacement au progrès - mais une volonté de reconfigurer radicalement les relations sociales.
- Le rejet de la philosophie des droits de lhomme
Libéré de toute dépendance vis-à-vis du monde et de la nature, le sujet voit souvrir devant lui les larges avenues de la toute puissance. La modernité rompt le lien qui lie lhomme à la nature et au droit naturel, fondement des droits de lhomme. « Si, en effet, il ny a plus de droit naturel, cest lhomme qui (
) construit sa propre histoire dans un monde quil a voulu, et seules comptent les réalités positives quil a produites. » Lhomme tout puissant a la volonté de se produire lui-même. La vérité na plus de caractère externe, mais est produite par lhomme. Le doute cartésien nest pas un doute de lenquête et de la recherche, mais un doute sur la vérité du monde lui-même. Le cartésianisme doute du monde mais fait confiance au raisonnement logique. Il sera le fondement de la technocratie.
Se produit alors, nous dit Blandine Kriegel, un renversement « de la philosophie du droit naturel pour laquelle la nature était évidente, donnée, et lindividu un problème, un avenir. » qui combat lassimilation de lhumanisme et du cartésianisme, confusion fatale pour la philosophie des droits de lhomme .
Le « droit de lhommisme » est aujourdhui au cur de lidéologie officielle. Mais quel lien y-a-t-il avec la philosophie des droits de lhomme ? Pour quil y en ait un, il faudrait que les soixante-huitards au pouvoir aient étudié un jour cette discipline, or affirme Blandine Kriegel, « les gens de ma génération la génération 68- nont jamais suivi un seul cours de philosophie sur la question, pour la raison extrêmement simple, que personne, je dis bien personne, ne les enseignait (
) De là sans doute la propension de certains à retrouver les droits de lhomme dans le langage et le vocabulaire philosophique qui avait servi à les fouler aux pieds, cest-à-dire le langage de la philosophie du sujet» . Le « droit de lhommisme » nest quune forme modernisée de la philosophie du sujet, celle dun homme qui se produit lui-même. Il est une inversion de la philosophie des droits de lhomme - où la nature est donnée et lhomme en devenir.
La question devient dès lors « comment lhomme saccomplit-il ? », processus de libération de lindividu que Blandine Kriegel nomme individuation. Si le sujet est donné et la nature un devenir, il ny a plus de droit naturel et lhomme peut laisser libre cours à sa volonté de puissance. Il peut modeler le monde à son image, et modeler lhomme à limage quil sen fait, indépendamment de toute contingence imposée par le droit naturel. A linverse, si cest la nature et le monde qui sont donnés et infinis et lhomme qui est en devenir, lhomme saccomplit dans une confrontation positive avec la nature et avec le droit naturel. Or, poursuit Blandine Kriegel, « faire du sujet le producteur de la puissance, voilà la faute et le raté de lindividuation. La puissance, la force, lénergie, laction, lacte, lactualisation, vont et viennent.
Personne dautre que Dieu ou la suite de lHistoire ne détient le jugement ultime du bien et du mal, et chaque individu demeure à jamais enseveli sous un voile dignorance
La mauvaise individuation conduit toujours à incarner la force dans lindividu, à en faire la belle brute blonde, le surhomme
Le sujet se veut souverain, il ne demeure que seigneurial, maître et possesseur » Au contraire lindividuation requiert que lhomme saccepte comme être non fini et en construction. Cela requiert quil accepte sa contingence, la première de toute étant le sexe et le caractère insurmontable de la différence sexuée. Il nest pas étonnant que son rejet soit devenu un des thèmes clés de la volonté de puissance du nihilisme contemporain.
Alternative fondamentale que résume Blandine Kriegel : dun côté le sujet « dans son ambition extrême finit par retomber dans le collectif sans image et sans style. Sous sa forme tragique, elle a évolué du positivisme totalitaire (Staline, Mao) au règne gris des bureaucraties sans visage des ouvriers modèles, aux foules avachies par la pénurie et la langue de bois. ». De lautre lindividu libre qui accepte son imperfection et sa quête permanente dun accomplissement de son humanité.
Cet individu libre, cest celui de la République qui « délivre les hommes des tyrannies du sujet en faisant de lindividuation une promesse et un devoir. Citoyens, encore un effort pour devenir républicains »
LE TRIOMPHE DU DERNIER HOMME
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Extrait de "Gouverner par le bien commun" Pour les notes et les références, voir l'édition imprimée.
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