Ce que nous rapporte Jean Roux est si effarant quon a peine le croire. Les privatisations opérées en France depuis 1987 auraient été faites, en moyenne à la moitié de la valeur des entreprises: la plus grande spoliation du patrimoine public depuis la vente des biens nationaux. Elles ont rapporté de 1984 à 2002 au total 90 milliards € à lEtat ; elles auraient dû lui en rapporter deux fois plus.
Tout cela est énorme. Que faut-il en penser ? Jean Roux est un homme sérieux : commissaire aux comptes, financier international et historien, lauréat du Conseil supérieur de lordre des experts-comptables, il a dépouillé pendant cinq ans toutes les informations et commentaires de la presse économique et les rapports officiels sur les privatisations. Ses sources sont donc publiques. Il na pas de préjugés politiques apparent et en tous les cas ne remet jamais en cause les privatisations dans leur principe. Cest un homme simplement soucieux de la gestion du patrimoine public, de notre patrimoine.
On est dailleurs loin en la matière dun clivage gauche droite : la gauche entre 1997 et 2002 ( gouvernement Jospin) a privatisé davantage ( 50 milliards d€) en cinq ans que les trois gouvernements de droite qui lavaient précédée en dix ans ( 40 milliards € ), et dans des conditions généralement plus douteuses.
En 1980, le secteur productif public représentait 1 088 000 salariés ; en 1984, soit après la grande vague des nationalisations Mitterrand, il passe à 1 762 000 salariés ( 16 % du secteur productif, 17 % du CA, 40 % des immobilisations). Après ce pic historique vient la décrue : il ne représente plus que 1 132 000 salariés en 2003, moins encore aujourdhui. Il est passé de 10,5 % de l emploi productif en 1984, à 5, 3 % en 2000.
Lestimation dun rabais global de 50 % est une moyenne entre des opérations relativement convenables et des cessions dactifs publics particulièrement scabreuses. Parmi celles-ci , on citera le cas du BRGM qui vend en 1993 pour 788 millions de F un patrimoine minier estimé ultérieurement à 12 milliards de F ou encore celui de la SFP cédée pour 4,5 milliards € en 2001 , un montant que la profession cinématographique française dans sa totalité qualifia de scandaleuse, une opération intervenue après que lEtat, obligeant les chaînes de télévision à acheter les programmes hors du secteur public, lui eut coupé les ailes. Comment ne pas évoquer aussi la cession en 2001 des Autoroutes du Sud de la France qui permettent à lacheteur final de réaliser en 2005, et cela sans le moindre risque, une marge brute dexploitation de 65 % ! LAérospatiale elle-même a été cédée à un prix que lon estime généralement très sous-évalué.
Aux privatisations dentreprises proprement dites, sajoutent la cession du patrimoine immobilier de lEtat ou des entreprises publiques, souvent en « bloc » , c'est-à-dire avec des rabais de 50 % : appartements ou bureaux de la Banque de France, de la SNCF, dEDF, du Crédit lyonnais ou encore la cession dune partie du stock dor de la banque de France , « fausse bonne idée de Nicolas Sarkozy » (La Tribune 18 /11/04) , à un moment où tout laisse supposer que lor est durablement à la hausse.
A cela sajoutent différentes techniques dont leffet est aussi la réduction du patrimoine public : externalisation ( on en a vu les effets fâcheux dans laffaire du Clémenceau) , titrisation etc.
Au chapitre de la gabegie de lEtat et de la légèreté de sa gestion au cours des dernières années, Jean Roux décrit aussi les effets dévastateurs de laffaire du Crédit lyonnais ( 1 milliard € au moins pour la seule affaire Executive Life : on dira à juste titre que ces erreurs là sont leffet de la nationalisation, mais cela ne justifie pas que lon privatise nimporte comment ), la légèreté de la gestion de France-Télécom , qui a fait cadeau de 11 milliards € à sa filiale allemande Mobicom ( dont 8 milliards sont revenus à lEtat allemand par le biais de la vente dune licence finalement inutile !).
Malgré les recettes des privatisations, les années 1980, 1990 et 2000 voient lendettement public français croître de manière considérable. La dette publique était en 1969 de 15 milliards € , soit 14 % du PIB, en 1981 de 75 milliards (20 % du PIB ), en 1986 de 180 milliards (30 % du PIB ) , fin 2003 de 1000 milliards € (60 %du PIB ) , début 2006 de 1120 milliards € (66, 4 %du PIB) , soit 18000 € par habitant et bien davantage par famille, dont plus de 50 % sont détenus par des institutions étrangères. Et rien ne laisse à ce jour prévoir que la dérive de la dépense publique ( 5 milliards € par mois de déficit ) puisse être enrayée.
Non seulement lEtat sest appauvri ( 807 milliards dactifs en 1980, 290 milliards en 2002 selon le rapport Pébereau ) sans que cela ait un véritable impact sur les finances publiques mais la politique menée a largement favorisé la mainmise de capitaux étrangers sur l économie française. On connaît la malheureuse prise de contrôle de Péchiney par Alcan, prélude à son démantèlement : il a été donné à lauteur de cet article dassister au spectacle obscène de la remise, sous les applaudissements de la fine fleur de la finance française, du « prix de la meilleure fusion-acquisition de lannée » au PDG dAlcan. Mais qui sait que la politique fiscale a pour effet de favoriser cette prise de contrôle ? Un décret de 1993 pris par Nicolas Sarkozy, ministre du budget, exonère de tout impôt les dividendes versés à des fonds de pension étrangers tout en leur maintenant l avoir fiscal ( dispositif auquel un accord franco-britannique ajoute des avantages supplémentaires). Selon une estimation du Conseil national des impôts, là où le dividende versé est de 100, linvestisseur national reçoit 54, le fonds de pension 100 et sil est anglais, 145 !
Mais de quoi faut-il encore sétonner quand on voit fin 2005 le gouvernement français appuyer une action dune mystérieuse société basée à Jersey contre Etamet dont le principal actionnaire est lEtat français, cette action conduisant à déposséder cette dernière au bénéfice de la société étrangère dun des principaux gisements de nickel de Nouvelle Calédonie ! Ceux qui agissent ainsi ne commettent pas seulement un crime vis-à-vis des intérêts français, ils ridiculisent notre pays face à la communauté financière internationale !
Les intérêts étrangers qui profitent des privatisations au rabais sont souvent des fonds de pension américains ( propriétaires par exemple de 43 % dEADS ) . Autrement dit , alors que lavenir des retraites nest pas assuré en France, lEtat français subventionne les retraités américains ! Cela nest dailleurs pas propre à la France : ce qui se passe dans notre pays sinscrit dans une politique de prédation de dimension mondiale.
On sait comment la Commission européenne a systématiquement encouragé la politique de privatisation, notamment en permettant cette aberration comptable : prendre en compte les recettes de privatisations dans le budget de fonctionnement de lEtat, ce qui permet une réduction optique du déficit .
On sait moins comment, malgré le coup de semonce du 29 mai 2005, cette politique sest aggravée, en particulier par la cession de ce qui restait d autoroutes publiques à vil prix. Le projet en cours de discussion de cession de GDF à Suez va dans le même sens. Les sociétés qui ne sont pas encore privatisées, les grands services publics comme EDF, GDF, SNCF, La Poste, sont en réalité les proies les plus juteuses : jouissant dun monopole durable , ils présentent une sécurité pour linvestisseur bien plus grande que les actifs proprement industriels, surtout sils sont acquis au rabais.
Ce panorama affligeant nous interdit désormais de considérer de haut des pays comme la Russie ou certains pays dAmérique latine où les privatisations ont été loccasion dun pillage généralisé du patrimoine public, générant des fortunes aussi rapides quillégitimes : il nest pas certain quen définitive, nous ayons fait beaucoup mieux. Il est décidément bien difficile dans un pays comme la France de trouver les marques du vrai libéralisme responsable, respectueux des deniers publics et par là distinct de la recherche effrénée du profit , de la pure et simple corruption ( que lon devine dans la pénombre des pratiques que dénonce Jean Roux ) et de lirresponsabilité technocratique.
Lauteur prédit à la France une faillite à la mode argentine pour les toutes prochaines années : cette prédiction est à rendre au sérieux. On lui reprochera en revanche dentretenir quelques illusions sur les syndicats, seuls défenseurs à son gré du patrimoine public : il semble ignorer que ceux-ci, trop souvent serrés de près par les procédures judiciaires, nopèrent quune mobilisation de façade contre les pratiques quil dénonce : leur discrétion dans laffaire Suez-GDF est stupéfiante. De même Jean Roux apparaît bien naïf quand il simagine que les élus locaux sont plus vertueux que les politiques nationaux ! Sur le plan formel, on lui reprochera seulement davoir exagérément élargi son sujet ( prédation de lenvironnement, gaspillages sociaux, exode des uvres dart etc.), ce qui peut affaiblir la crédibilité de son ouvrage qui demeure néanmoins une mine de renseignements.
Voilà au total un travail sérieux et courageux : sa large diffusion est souhaitable : que ces faits scabreux soient connus nous paraît le préalable au redressement des moeurs qui seul peut sauver notre pays du désastre annoncé.
Roland Hureaux