LES POLÉMIQUES SUR LA RÉSISTANCE
Alors que lon sapprête à juger Maurice Papon, exécutant zélé de la politique de Vichy, dautres grands procès médiatiques battent leur plein où certains résistants se voient soudain dénier leur statut de héros. Question : pourquoi tant de haine?
Par Michel Raffoul
"Les polémiques sur la Résistance, cest pire que la mort de Lady Di. Il ny a quen France où lon voit des choses pareilles!" Le journaliste Pierre Péan, pourtant familier des scandales politiques, sourit à la serveuse mexicaine qui sest figée au petit nom de la princesse Diana. Polémiques? Depuis quatre ans, une véritable tempête agite les médias, qui a connu son apogée en juillet dernier à la suite dun débat exceptionnel organisé par le journal Libération et publié sur 24 pages au cours duquel le couple de résistants Aubrac a été confronté à huit historiens et résistants (1). Au cur du cyclone, une question simple en apparence, redoutable dans ses conséquences : les résistants sont-ils vraiment les héros quils prétendent être? Ainsi, un bon demi-siècle après les faits et dans un troublant ensemble, voici que surgissent des thèses accréditant lidée que "lhistoire officielle" de la Résistance telle quelle est connue par le grand public dissimulerait dinavouables secrets, de complaisantes fables tissées par les acteurs eux-mêmes : "la Légende du Siècle". Lavalanche de réactions et de contre-attaques a vite pris une tournure dune violence dautant plus surprenante que la qualité de ces travaux ne justifiait pas toujours pareille publicité.
Tout dabord, un livre du journaliste Thierry Wolton, "Le grand recrutement" sorti en 1993, qui présente Jean Moulin, figure emblématique de la Résistance, comme le "contact" dun grand espion soviétique : Henri Robinson. Puis cest Karel Bartocek, un historien travaillant au sein de lInstitut dHistoire du Temps Présent, lIHTP, un laboratoire du CNRS, qui publie en 1996 un ouvrage sur Artur London : "Les aveux des archives". Lancien combattant anti-nazi déporté à Mauthausen puis victime en 1952 des procès de Prague, torturé et condamné à la prison à vie y est présenté comme un acteur conscient du système soviétique et à ce titre co-responsable des atrocités de Staline. Enfin en avril dernier, le livre "Aubrac, Lyon 43" dans lequel le journaliste lyonnais Gérard Chauvy sappuie sur laccusation de Klaus Barbie et de son avocat Jacques Vergès selon laquelle Raymond Aubrac, chef de la Résistance en zone Sud, aurait été "retourné" par le tortionnaire nazi. Nécessaire campagne dassainissement de la mémoire collective ou bien jeu macabre de destruction des héros encore vivants et de "retournement des morts"? "Ces polémiques sont dabord une réaction à limage dominante dans la mémoire collective dune Résistance qui naurait été que gaulliste et communiste, souligne Pierre Péan. Cest Mitterrand qui ma le mieux parlé de ce déséquilibre. Un jour, il ma confié : "LHistoire de la Résistance reste à faire". En fait, cest dans cette faille ultrasensible que sengouffrent aujourdhui ces chercheurs".
Par un de ces jeux de quille dont lHistoire a le secret, un événement sans rapport direct, leffondrement du bloc soviétique, a sonné pour certains journalistes et historiens louverture de la chasse aux mythes et, très vite, aux résistants eux-mêmes. Avec la possibilité daccéder moyennant finances à certaines archives du KGB, un Eldorado est né. "De jeunes historiens ont été saisis par la fièvre de la ruée vers lor. Ils se sont transformés en journalistes avides de scoops. Les résultats ne sont évidemment pas à la hauteur des espérances" déplore Gilles Perrault, lauteur de l"Orchestre Rouge" portant sur lespionnage durant la Deuxième Guerre Mondiale. Il ne fut pas le seul à sindigner dune stratégie du soupçon relancée par Wolton et Bartocek notamment, sur la base de preuves réunies sous Staline. Danciens résistants et Déportés, des journalistes, des historiens ou des intellectuels de tous bords dénoncèrent une grossière falsification de lHistoire fondée sur une méthodologie douteuse. Cest ceux-là que combat Stéphane Courtois. Directeur de recherche au CNRS, directeur de la revue "Communisme", une idéologie pour laquelle il ne nourrit pourtant pas daffection immodérée, il précise : "Des historiens intellectuellement plus courageux que dautres, soumis à moins de préjugés idéologiques, se sont penchés sur ces archives. Leurs analyses sont pertinentes. Ceux que ça dérange invoquent des questions de méthodologie. La plupart dentre eux na jamais consulté ces archives. Ils ne sont pas habilités à en parler." Et de fustiger la mouvance communiste située au cur de la polémique. "Ce qui me choque moi, déclare Pierre Péan, cest que ces travaux aboutissent toujours à condamner des communistes et ce à partir darchives de flics : cest une lecture flicarde de lHistoire. Laisser entendre que Jean Moulin est manipulé par Moscou par exemple est absurde."
Claire Andrieu nest pas à proprement parler incompétente sur la Résistance. Ni moins "courageuse" que dautres historiens. Maître de conférences à Paris I et spécialiste de la Résistance, elle a signé à deux reprises dans Le Monde et Libération une réaction commune au "débat Aubrac" organisé par ce dernier journal. Claire Andrieu a une autre qualité : elle lit le russe. "Jai consulté certains documents issus des archives soviétiques. Ils sont englués dans une vision de la France fantasmatique décrite dans une obscure logomachie néomarxiste. La valeur des pièces produites par un système totalitaire est forcément plus douteuse que celle de documents émis par une brave démocratie libérale." Quant à Gérard Chauvy, un de ces "auteurs sérieux" que Stéphane Courtois défend bec et ongles, cest pourtant bien son ouvrage consacré aux Aubrac et largement fondé sur le dossier dinstruction du procès Barbie qui a été retardé de publication in extremis par son propre éditeur, François Esmenard, Pdg dAlbin Michel, au motif que "tout nétait pas parfait ni inattaquable".
Si un "révisionnisme fécond" à partir de sources inédites est, de lavis général, la condition de toute avancée en Histoire, certains chercheurs ne risquent-ils pas, en voulant explorer les angles morts de la Résistance à partir de tels documents, de créer une image-écran supplémentaire? "A travers ces ouvrages, on poursuit surtout un règlement de comptes avec les communistes et les sympathisants, affirme Gilles Perrault. On tend à démontrer que les hommes qui ont été habités par cette idée étaient des fripouilles, des espions, des traîtres ou des salauds. Je compare ces auteurs aux nettoyeurs de tranchée de 14-18 qui égorgeaient les blessés que la vague dassaut abandonnait derrière elle."
Voici donc les communistes à nouveau au centre du débat : sont-ils toujours les héros que la France libérée voulut voir en eux, ou bien les crimes de Staline jettent-ils rétroactivement le doute sur leur patriotisme réel? Poursuivant une opiniâtre chasse aux sorcières au-delà du temps et parfois outre-tombe, cest François Furet qui écrit à la suite de la parution du livre de Thierry Wolton : "Le fait dêtre communiste si (Jean Moulin) la été ne lempêcherait pas dêtre un héros de la Résistance. Cest aux historiens maintenant den démêler tous les secrets en accordant aux personnes la présomption dinnocence."
Culpabilité potentielle donc, pour les ennemis les plus farouches du nazisme, mais une culpabilité que Pierre Péan revendique haut et fort. "Jespère bien que jaurais été pro-soviétique en 1941 comme lont été les résistants et de Gaulle. Même les bourgeois avaient des drapeaux rouges aux fenêtres à la Libération! Cétait de ce côté-là que passait lHistoire et cest cela qui est insupportable à ces historiens : que les héros soient communistes, et quils aient une telle importance dans la Résistance."
Nostalgiques inconsolés dune Guerre Froide défunte ou porte-paroles auto proclamés dune liberté quils ne conçoivent de défendre que si lennemi est communiste, certains chercheurs étendent leur champ de travail jusquà de Gaulle : "Par-delà les communistes, explique Olivier Wieviorka, maître de conférences à lENS Fontenay Saint-Cloud, un certain nombre de gens serait heureux de démolir Jean Moulin et à travers lui de Gaulle. Une partie de la droite ne lui a jamais pardonné son refus de toute compromission avec Vichy et labandon de lAlgérie." Pour définir "ces gens-là", on ne peut pas dire quAlexandre Adler sembarrasse de circonvolutions. Le directeur de la rédaction de lhedomadaire Courrier International, spécialiste de lex-URSS et des complots en tous genres, ne décèle pas de chef dorchestre unique mais "plusieurs petits complots minables dont un pôle est Gérard Courtois et lautre Jacques Vergès. Le travail de Chauvy sur Aubrac sapparente à une forme de psychose violente. Ce journaliste local et historien amateur pense quil va confondre la sagesse des historiens, dans la lignée à la mode du "tous pourris" finalement. En cela, nous sommes très proches du négationnisme de Faurisson (lauteur de la thèse niant lexistence des chambres à gaz). Chauvy est inspiré par Jacques Vergès pour qui Raymond Aubrac, en tant que juif laïc, communiste et démocrate, est le double insupportable. Thierry Wolton représente laile dure des services secrets américains des années 60 qui croyaient de Gaulle manipulé par les Soviétiques. Quant à Karel Bartocek, cest un historien stalinien nul, anti-intellectuel et populiste. Ces gens-là sont prêts à pleurer sur des juifs innocents, pas sur un communiste antinazi ou un gaulliste glorieux."
Lun des reproches adressés aux auteurs des ouvrages controversés réside dans le fait que le débat didées ait laissé place à lattaque personnelle, elle-même en passe de tourner au jeu de massacre. Dans la grande tradition des procès staliniens estiment-ils, cest à laccusé dapporter la preuve de son innocence. Lune des pires illustration du genre fut donnée lors de la table ronde de Libération où une désastreuse dynamique de groupe aboutit à une "tentative de mise à mort morale". "Cest devenu par la volonté de voyous Bédarida, Rousso et Azéma de lIHTP, et Cordier le procès des Aubrac, se souvient Adler : un interrogatoire de basse flicaille mené sans avocat. Je dénonce cette conception de lHistoire où des historiens se transforment en journalistes, puis en interrogateurs de police puis en concierges."
A la base des accusations portées contre les Aubrac, les variations dans leurs témoignages. Chauvy et Vergès notamment y avaient vu lombre de Barbie, la preuve possible dune traîtrise qui décapita les mouvements de Résistance en 1943. Avant même le début de la table ronde de Libération, tous les historiens présents insistent sur le fait que par définition, témoin varie, que ces variations ne peuvent en aucun cas remettre en doute lhéroïsme et la droiture des Aubrac, que les accusations de traîtrise lancées par Barbie et Vergès puis relayées par Chauvy sont fausses car sans preuves et sans fondement, mais il nempêche : lHistoire doit aller de lavant.
Une étrange question vient pourtant clôturer le débat : Lucie a-t-elle été responsable par son inconséquence de la déportation et de la mort de ses beaux parents, les Samuel? "Cest une question normale, obligatoire, presquanodine, estime Stéphane Courtois. Moi, des questions comme celle-là, je les ai posées à plein de résistants."
Une question qui fera pourtant lobjet de nombreuses réactions (que Bedarida et Rousso de lIHTP et Azéma nont pas souhaité commenter) et inspirera à lhistorien Antoine Prost dans le Monde du 12 juillet cette phrase : "Tout homme a le droit dêtre respecté dans ce quil a de plus humain. (Même) les immigrés et les clochards, même les vieillards. Même les résistants".
"Faute de débat idéologique, les attaques visent désormais à la tête et au cur, déplore Claire Andrieu. Cest lHistoire expéditive en marche". Lhistorienne sait-elle que Lucie Aubrac, 83 ans, rentrant chez elle après les heures de questionnements auxquels elle a été soumise pendant le débat de Libération, retrouve son mari, âgé de 85 ans, inanimé sur le carrelage de la salle de bains, terrassé par une crise cardiaque dont il se remet à peine? Là encore, rien de bien méchant pour Stéphane Courtois qui qualifie cette attaque de simple "malaise". Adepte impénitent du jeu de mot tel quil fait fureur dans la bouche de certains, il avance une toute autre explication : "Dès quon ne dit pas la vérité, il y a forcément "malaise". Chez Aubrac, il sagirait plutôt dune manifestation psychosomatique." "Comme la pluie fait sortir les limaces, regrette Alexandre Adler, un climat général plein de miasmes autorise ce genre dattitudes, un climat dont on a dautres indices à commencer par la montée du Front National, un climat dans lequel la réhabilitation de Vichy est en marche. Il induit une détestation de la Résistance qui tend à ces auteurs le miroir insupportable de ce quils ne sont pas : héroïques, idéalistes et généreux." La publication de louvrage "Une jeunesse française. François Mitterrand 1934-1947" où Pierre Péan aborde entres autres le passé vichyste de lancien Président, alimente involontairement une autre dérive : si même un Président de la République ment à ce point, qui croire, qui respecter? "Entre les omissions de Mitterrand et la corruption dune partie de la classe politique, explique Olivier Wieviorka, on en arrive à tout remettre en cause".
On pourrait à raison se demander pourquoi une telle énergie intellectuelle est dépensée pour sattaquer à des personnes plutôt quà des idées et à des faits avérés plutôt quà dautres encore obscurs? Pourquoi ne pas la consacrer, par exemple, à établir avec davantage de précision la responsabilité de Maurice Papon dont souvre le 8 octobre à Bordeaux le procès pour son rôle de fonctionnaire zélé au service de Vichy, dans les meurtres de 50 à 200 Algériens noyés dans la Seine ou pendus aux arbres du bois de Vincennes à la suite de la répression dune manifestation du F.L.N. le 17 octobre 1961? Maurice Papon occupait alors les fonctions de préfet de Police de la Seine.
M.R.
(1) : Maurice Agulhon, Jean-Pierre Azéma, François Bédarida, Daniel Cordier, Laurent Douzou, Henri Rousso, Dominique Veillon et Jean-Pierre Vernant.
Paru dans "Le Nouvel Economiste" (quinzomadaire) N° 1088 du 3 octobre 1997. Dossier d'ouverture de la rubrique société : "Samedi". page 117 - 119
Liens sur la Résistance :
- Qui étaient les résistants?
- Sang et lumière, l'esprit de la Résistance, par Jean-Pierre Rosnay
- La Résistance sur le plateau des Glières en Haute-Savoie, monographie par le fils de Roger Cerri, résitant (Montréal). English translation
- Un canadien dans le maquis de l'Ain
- The french resistance , US Army Center for Military History
- Lucie et Raymond Aubrac, dossier réalisé par Libération après leur mise en cause par l'historien révisionniste Gérard Chauvy
- Le livre de Pierre Vidal-Naquet : "Les assassins de la mémoire " (1987). In english "Assassins of memory"
- Ressources documentaires sur le régime nazi et sa négation
- La vie d'un opérateur radio sous l'occupation, manuscrit autobiographique en ligne
- Les polytechniciens dans la Résistance et dans la collaboration : le site de X- Résistance traite de l'attitude des hauts fonctionnaires sous Vichy.
- Vichy law and the holocaust in France de Richard H. Weisberg. Comporte de très nombreux liens.
- Les débuts de la France Libre, dans "Churchill et les français" de François DELPLA
- Un ouvrage excellent et captivant basé sur des archives récement ouvertes : LA FRANCE LIBRE de Jean-Louis CREMIEUX BRILHAC
- Le procès Papon
- En ligne, le livre de Hermann Rauschning "Hitler m'a dit"