.

LE BIEN COMMUN

Pages liées:

 


Version .pdf

Actualité du bien commun

par Claude ROCHET

Les courants dominants de la littérature économique tendent à étayer un discours d'apparence rationaliste plaidant pour une soumission des sociétés et des nations aux impératifs de performance économique introduits par la mondialisation. Confrontés aux réalités du voisinage de plus en plus cru d'économies hautement développées et performantes et d'une grande pauvreté structurelle dans les pays riches, ouvrant la voie à la violence et à la désagrégation sociale, ces courants n'ont d'autres ressources pour se justifier que de s'opposer à un "back to basis", un retour aux "valeurs fondamentales", présentées comme un ensemble fermé autosuffisant pour résoudre les problèmes des sociétés modernes. Ce type de débat présente le redoutable piège de diviser les catégories de pensée entre "modernistes" et "conservateurs".
L'économie n'est que le domaine ou s'exprime le plus crûment la domination du relativisme et de l'impossibilité qu'il postule de débattre du bien commun. Notre époque au contraire, caractérisée par l'ouverture des économies, le développement des technologies, notamment de la communication, nous offre la possibilité de bâtir une conception raisonnée de la performance réconciliant performance économique et cohésion sociale. A une condition: pouvoir penser les sociétés à partir du bien commun.

L'ENJEU DU BIEN COMMUN

 

La prolifération des repères

Nos sociétés ne souffrent pas d'une absence mais d'une prolifération de repères possibles, qui offrent à chacun la possibilité de se bâtir son propre cadre de référence. La crise actuelle est avant tout une crise de l'identité. En condamnant toute norme sociale comme a priori répressive, l'idéologie de mai 1968 a institutionnalisé le relativisme au nom de la tolérance. La multiplication, dans les affaires pénales, de cas de jeunes privés ainsi de tous repères structurants et développant des systèmes de valeurs criminels aux yeux de la loi mais normaux aux leurs, permet de s'interroger sur la pertinence de cette approche, qui a triomphé d'abord aux Etats-Unis puis en France, et en général dans les pays occidentaux après 1968.
Il ne s'agit pas de revenir en arrière vers un quelconque monde que nous aurions perdu:: depuis 1820, la capacité de transmission de l'information a augmenté mille fois plus que la capacité des armes de destruction et deux mille fois plus que la capacité de mobilisation de la puissance énergétique. Bien plus, nous nous trouvons dans une phase de croissance débridée de cette capacité d'échange d'information. Michel Beaud
1, calcule que "la capacité de transmission d'information a été multipliée par dix mille une première fois de 1850 à 1980; elle a été multipliée une deuxième fois par dix mille entre 1980 et 1990, et une troisième fois par dix mille entre 1990 et 1995". Nous sommes entrés dans une ère d'accélération des phénomènes - donc de pertes des repères anciens et de prolifération de repères nouveaux - qui fait cohabiter dans toutes les sphères du quotidien des sources immenses de progrès et dissolution du monde dans un chaos apocalyptique.

Le bien commun est-il possible?

Cet univers d'accélération généralisée suscite une littérature guerrière au nom des "exigences de la concurrence internationale". Lester Thurow2, Robert Reich3 (conseiller de Bill Clinton), la conférence de Davos4 pour ne citer que les plus connus, propagent tous l'idée que la concurrence est un jeu à somme nulle et que seuls les plus forts - ceux qui adopteront une approche quasi-militaire de la compétition internationale- survivront. "Il est crucial de comprendre que le niveau du débat public est tout à fait primaire. Il est même tombé si bas que ceux qui répètent les clichés stupides imaginent faire preuve d'une grande érudition" réagit l'économiste Paul Krugman5 qui montre, par un bon travail très classique d'économiste rigoureux, que la compétition internationale n'est pas un jeu à somme nulle, qu'un libre-échange raisonné est source de développement mutuel des sociétés, et que la littérature à frisson fondée sur les "impératifs de la compétitivité" n'a aucun fondement rationnel. C'est au nom de ces impératifs que sont définies les politiques publiques qui vont tantôt prôner la disparition des nations au nom de la "compétitivité", tantôt le repliement sur l'égoïsme national et le protectionnisme dès lors que les chances de l'emporter s'amenuisent, avec au passage le sacrifice des régimes de protection sociale.
Le discours dominant en économie n'est que l'illustration du relativisme qui domine la pensée contemporaine: priorité au discours, peu de référence aux faits, absence de critique des sources, et réduction de la liberté humaine à la soumission à de prétendus impératifs liés à la post-modernité, tout opposant devenant un ringard invétéré.

Le relativisme et la négation du bien commun

Un des grands apports de Paul Krugman, au travers de la critique de ce qu'il appelle la "pop-économie*" est de tenter de penser les économies ouvertes comme des systèmes vivants6, notamment au regard des théories de l'évolution développées. Que nous apprend la théorie des systèmes vivants? Qu'ils sont formés d'un réseau de relations complexes, et que les explications mécaniques à sens unique ne fonctionnent pas. Tout système ne survit et ne se reproduit que s'il est porté par un projet qui fédère ses parties et est supérieur à leur somme - ce que nous allons appeler le bien commun.
Mais poursuivre la recherche du bien commun suppose que l'homme soit doué de raison. Or, cela est vivement contesté par les courants philosophiques et sociologiques "post-modernes" qui interprètent les acquis des sciences fondamentales du XX° siècle - qui ont mis à bas le paradigme déterministe et positiviste construit aux XVIII° et XIX° siècles, notamment avec le développement de la mécanique quantique et de la notion d'incertitude - comme une impossibilité d'atteindre un quelconque "vrai". Les post-modernes, en s'appuyant sur un verbiage pseudo scientifique dénoncé avec rigueur par Alan Sokal et Jan Bricmont
7, concluent à l'impossibilité pour l'homme de faire acte de raison - ils détournent pour ce faire la critique du rationalisme instrumental cartésien par la science moderne - et justifient une pratique purement théorique et verbale qui est le nouveau fondement du relativisme.
Toute vérité est alors considérée comme une aliénation. Priorité est donnée aux discours à frisson devant une faillite annoncée de tout exercice de la raison.
Dans le domaine social, au nom de "l'authenticité", toute possibilité d'un référentiel commun est niée comme mutilant l'épanouissement individuel: est vrai ce qu'un groupe tient pour justifiable. Chacun a droit à sa vérité, et il n'y a pas à en débattre.
Les effets en sont redoutables. Contrairement aux idées reçues, Sebastian Roché montre qu'il n'y a pas de corrélation positive entre montée du chômage et violence urbaine, et que "l'explosion délinquante a eu lieu en période de croissance économique, c'est-à-dire lorsque les revenus des ménages croissent, que le chômage est rare, et donc à un moment où les occasions de promotion sociale et professionnelle sont plus fréquentes qu'aujourd'hui"
8. Bien plus qu'une cause économique, la montée de la délinquance peut être attribuée à la fin de l'humanisation des mœurs qui s'est interrompue "sous l'effet corrosif des valeurs post-matérialistes d'"hédonisme agressif", mettant l'accent sur la réalisation de soi, non seulement au plan matériel, mais surtout au plan sexuel et social, favorisant un ressentiment en direction de toutes les sources d'autorité externe"9
Dans ce cadre, il n'est pas étonnant de voir les tenants du relativisme des valeurs rejoindre ceux de l'ultra-libéralisme, les idéologues de mai 68 ceux du capitalisme sauvage
10.

Le bien commun, un débat incontournable

Le premier texte que nous possédons sur le bien commun est sans doute "l'histoire de la guerre du Péloponnèse" de Thucydide. Il y décrit les débats à Athènes, alors que, au faîte de sa gloire, elle s'engage dans une longue guerre contre Sparte qui va amener son déclin. Ces débats portent sur l'avenir de la cité - on dirait aujourd'hui de la Nation - et du rôle de la justice, du divin, du bien et du mal dans la prise des décisions. Après Périclès, Athènes est une cité qui rayonne par la force de sa noblesse, sa démocratie et son sens de la justice. Les citoyens y débattent du bien et du mal. Ils débattent ainsi sur le sort à réserver à la ville révoltée de Mytilène. Dans un premier temps, ils décident de châtier Mytilène en faisant exécuter tous ses habitants mâles. Puis, un second débat reconsidère cette décision au regard des valeurs de justice et de noblesse qui caractérise Athènes, et la décision est rapportée au dernier moment. Mais cela n'empêchera pas la guerre du Péloponnèse qui va sonner la fin de la démocratie Athénienne qu'avait construite Périclès : "Thucydide explique la défaite athénienne (..) par des ambitions privées pour le bonheur et le profit, des ambitions qui ne furent plus contenues, après la mort de Périclès, par la direction intelligente et civique du premier des citoyens. L'harmonie qui avait caractérisé Athènes sous Périclès n'exista plus entre les ambitions privées des chefs et le bien commun"á . Une société qui perd le sens du bien commun est une société condamnée.
Thucydide nous donne par ce texte plusieurs caractéristiques de ce qu'est le bien commun:

  • … Il transcende les intérêts privés et n'en est pas la somme.

  • … Le bien commun n'est pas défini au sens d'une loi ou d'une norme qu'il suffirait d'appliquer : il suppose le débat, la délibération au regard de ce qui semble juste et bien.

  • … Le sens du bien commun peut s'opposer à la vertu et aux valeurs définies par voie de convention. Thucydide explique ainsi l'échec du chef athénien Nicias : convaincu de l'échec de l'expédition contre la Sicile, il décide néanmoins de la poursuivre, la vertu conventionnelle condamnant les chefs battant en retraite au bannissement ou à la mort. Si Nicias avait fait prévaloir le bien commun sur la vertu conventionnelle, il aurait pris, au risque de sa vie, la décision de battre en retraite. Mais il préfère une mort annoncée mais vertueuse à une vie qui supposait d'affronter la rupture avec la vertu conventionnelle. La vertu de Nicias fut ainsi une des causes de la défaite d'Athènes11.

Interdépendance irréductible entre contenu et délibération, indépendance à l'égard des conventions humaines, la problématique du bien commun allait se retrouver dans tous les débats de la philosophie politique. Elle est au cœur du débat entre droit naturel et le droit positif: existe-t-il un droit qui par nature définit certains principes de ce que c'est qu'est être un être humain, ou tout droit est-il réductible à un droit conventionnel - ce que soutiennent les tenants de l'historicisme- qui définira des principes divergents et contradictoires selon les cultures, les époques et les régimes politiques?12
Le philosophe André Comte-Sponville raconte qu'il donna un jour à ses élèves la sujet suivant : "le peuple a-t-il tous les droits?"
13. A son grand étonnement, tous répondirent "oui". Aucun n'avait constesté au peuple le droit d'instaurer des dictatures, de voter des lois discriminatoires ou attentatoires à une conception transcendante de la dignité humaine. Par là, ils exprimaient un courant majeur aujourd'hui, celui de la réduction de toute vie sociale et de toute expression à la tolérance des valeurs de l'autre. Puisque le peuple le veut, c'est bien. Aucun débat sur le bien n'est nécessaire. Poser l'existence du bien commun implique au contraire que l'on puisse définir ou identifier un point de référence qui permette aux points de vue des uns et des autres de se confronter et de se concilier sous l'éclairage de valeurs communes éternelles - un droit naturel propre à l'humanité de l'homme.

Le bien commun, condition de la liberté individuelle

 

Les partisans du relativisme opposent à la possibilité du bien commun la crainte qu'il soumette l'individu à des normes morales aliénantes, et qu'il s'oppose à l'idéal moderne d'épanouissement individuel qu'il se propose de garantir. Cela pose deux questions : le rapport du bien commun à la loi, au pouvoir et à l'exercice de l'autorité, et le rapport du bien individuel et du bien commun.
Pour Saint Paul, la loi et la foi sont de deux ordres différents. Si lhomme était parfait, il ny aurait pas besoin de loi: la foi, le sens du bien et du vrai suffiraient. La loi vient pallier cette imperfection, et elle ne tire sa légitimité que de ce quelle permet lexercice de la liberté de lhomme dans son parcours vers la foi. La loi nest quun “pédagogue ”
14 dont laccès au sens permettra de sémanciper, jamais une finalité.
Cette loi n'est légitime que si elle poursuit la recherche du bien commun. Hannah Arendt nous rappelle lorigine du mot autorité qui naît chez les romains: “auctoritas ” cest lacte de fonder, être “ auctor ” cest être auteur de la fondation. Celui qui détient lautorité cest celui qui a la légitimité de la fondation de la cité. Ceux qui détiendront lautorité, ce sont ceux qui ajouteront de la valeur à cet acte fondateur, qui seront eux aussi “ auteurs ”. Lautorité est donc indissociable de la légitimité, delle seule peut procéder le pouvoir (“potestas ”) , instance que les romains séparaient très distinctement dans leurs institutions en laissant lautorité au sénat des anciens d'où procédait la légitimité du pouvoir. Elle exclut, précise Hannah Arendt, " lusage de moyens extérieurs de coercition ; là où la force est employée, lautorité proprement dite a échoué ”.
Pour exister, la cité suppose, d'après Saint Thomas d'Aquin, "l'existence d'un bien commun, c'est-à-dire d'un bien qui tout en étant un nombre, soit cependant partagé par chaque citoyen de cette cité …Tout comme le tout est plus important que la partie et lui est antérieur (…) la cité est antérieure à l'individu… et son bien est d'une dignité plus élevée… que celui de chaque individu pris en lui-même"
15. Le bien commun est donc ce qui donne du sens au corps social, et par là, ce qui donne du sens à l'homme en tant qu'individu comme acteur social. Saint Thomas d'Aquin opère une rupture essentielle avec la philosophie politique d'Aristote, qui faisait procéder la qualité de l'homme de la qualité du régime politique, et s'inscrivait donc dans le courant historiciste. Au contraire, il définit l'excellence humaine comme non conditionnée par la qualité du régime politique "Par la connaissance de la loi naturelle, l'homme accède directement à l'ordre commun de la raison, avant et au-dessus de l'ordre politique auquel il appartient en tant que citoyen d'une société particulière"16. L'ordre politique est donc fondamentalement soumis au bien commun.
Le bien commun ne définit que des principes généraux qui doivent être débattus pour définir les lois du droit positif. La tradition constitutionnelle française s'inscrit dans ce sens:: le préambule de la constitution de 1946 - qui a acquis valeur constitutionnelle - réaffirme un ensemble de principes que le législateur ne doit jamais perdre de vue. Mais ce ne sont que des principes qui ne sont là que pour alimenter la délibération du législateur confronté aux problèmes du temps. Confondre les principes du bien commun avec des principes de droit positif est une lourde erreur qui mène à toutes les déviances. Pour ne prendre que les plus bénignes, confondre "le droit au travail" proclamés par la Constitution et un droit solvable qui crée une obligation pour la société de fournir un travail d'où toute obligation de création de valeur économique et sociale aurait disparu, gomme tout le débat qui doit s'instaurer sur la nature du contrat social qui lie le citoyen au corps social. Toute décision normative s'inspire de plusieurs principes qui peuvent être en conflit entre eux: ouvrir les portes à l'immigration est en conflit avec le principe sélectif disposé par le droit d'asile. Le droit à la sécurité peut rapidement entrer en conflit avec la liberté, et toute priorité donnée à l'un ne doit pas mutiler l'autre. Il y a donc obligatoirement débat et exercice de discernement aboutissant à une pondération et à des priorités.
Reconnaître l'existence du bien commun n'est donc pas une volonté de soumettre la liberté individuelle à un ordre moral, mais créer l'espace pour une délibération sur le sens que nous voulons donner à notre condition de citoyen.
Cette délibération s'inscrit dans deux conceptions différentes du bien commun, issue de ce que Leo Strauss nomme "la crise droit naturel moderne": l'occident se divise entre un courant lockiste - qui domine en Amérique-- qui postule que la maximisation de l'intérêt individuel ne peut qu'aboutir à la recherche du bien commun, et un courant rousseausite - qui domine en France-- postulant au contraire que le bien commun ne peut être recherchée que dans une société organisée autour du contrat social et éduquant l'individu privé. Ces conceptions sont toutes deux en crise face à la complexité des sociétés ouvertes soumises à un questionnement permanent de leurs repères.
En 1987, une bombe éditoriale éclate aux Etats-Unis avec la publication du livre d'Allan Bloom "L'âme désarmée, essai sur le déclin de la culture générale"
17. Ce livre, à la grande surprise de son auteur, universitaire et théoricien des sciences politiques, fut un grand succès. Allan Bloom y dénonçait le relativisme prédominant chez les étudiants, non seulement comme une position épistémologique qui mettait en cause les capacités de la raison humaine18, mais comme une position morale qui reposait sur ce postulat : on ne doit pas contester les valeurs d'autrui. Allan Bloom mettait en relief l'influence prédominante de la philosophie politique allemande et de l'hégélianisme sur les élites occidentales comme source du goût pour les théories absconses, l'historicisme et le relativisme culturel dans l'intelligentsia. "Le relativisme culturel détruit à la fois l'identité du sujet et le bien en général19" et nous mène tout droit au nihilisme et à la mort de la liberté individuelle. Chacun a droit à ses valeurs, justifiées par le seul fait qu'elles sont des valeurs, "il y a toujours des justifications à ces valeurs: les nazis en avaient, les communistes en ont; les voleurs et les maquereaux aussi …le nihilisme s'est fait moralisme"á .
Ce nihilisme moraliste s'exprime aujourd'hui crûment à l'occasion du débat sur le PACS:: toute délibération sur la nature du bien est de fait proscrite, chacun est sommé de prendre position, au nom de la tolérance des valeurs de l'autre, par opposition à quelque"association familiale catholique proche de l'extrême droite" que l'on sort opportunément du sac. Le "politiquement correct" est l'expression achevée du nihilisme.
Présenté comme un progrès au nom d'une conception vidée de sens des "droits" de la personne, ce relativisme politique, culturel et moral est le nihilisme tel que le définissait Nietzsche : l'abandon de la confrontation au réel avec ses troubles et ses interrogations pour la fuite dans un monde fictif basé sur des valeurs de circonstance et utilitaristes, qui justifient tout et suppriment le doute
20. Ce monde est celui de l'uniformité, d'où tout sens a disparu.

La nécessité du bien commun

 

Le relativisme séduit par son caractère "moderniste" et prétendument libérateur. Mais si l'on regarde la réalité des faits, le relativisme n'est que discours. Après avoir démonté pièce par pièce les prétentions scientistes du post-modernisme, Sokal et Bricmont concluent "L'impact négatif du post-modernisme est triple : une perte de temps en sciences humaines, une confusion culturelle qui favorise l'obscurantisme, et un affaiblissement de la gauche politique". Le projet humaniste originel de la gauche s'est en effet progressivement vidé, d'abord par la faillite du marxisme, puis en substituant la pratique de la critique à la critique de la pratique qui est la condition du progrès humain. Mais, soulignent Sokal et Bricmont, "une pensée ne devient pas "critique" simplement en s'attribuant ce titre, mais en vertu et en contenu". La "pensée unique" dans son contenu est une pensée zéro quant au processus dès lors que toute critique est interdite au nom du relativisme.
Ce caractère régressif du relativisme s'observe dans d'autres domaines que les sciences où apparaît la nécessité du bien commun: (1) le monde complexe requiert une pensée critique positive pour résoudre les problèmes qui sont le lot quotidien de tout responsable, (2) la création de richesse - qui est la base du progrès - repose sur la mobilisation des intelligences autour d'un projet commun, et (3) préserver la cohérence du monde nécessite une pensée structurante à l'opposé du relativisme.

LE BIEN COMMUN FACE AUX SOCIETES COMPLEXES

Nos sociétés sont complexes en raison de la multitude de variables qui interagissent dans la création des phénomènes, et de la faillite des modèles déterministes, qui prétendent associer un effet à une cause. Les sciences de la complexité nous enseignent aujourd'hui que cette complexité est irréductible, mais que l'on peut y évoluer, voire la piloter, si l'on se donne un système de pilotage au moins aussi complexe que le système observé. Agir sur les phénomènes, c'est donc d'abord les comprendre en décloisonnant la pensée dans une approche pluridisciplinaire, dans une démarche heuristique de résolution de problème qui améliorera progressivement des hypothèses par confrontation aux faits. Se confronter à la complexité, c'est adopter la démarche humble du chercheur sachant que toute vérité est relative et contingente. Mais, si comme le font les relativistes, on infère de cette situation qu'il n'y a pas de vérité du tout, ou proposition corollaire, que toutes les vérités sont bonnes, on ne peut progresser.
Nous sommes renvoyés à deux questions: peut-on bâtir une vérité reconnue comme telle par un ensemble d'acteurs différents d'un système complexe, et peut-on amener cet ensemble d'acteurs à travailler sur les phénomènes à partir de points de vue divergents pour bâtir un point de vue commun?
Répondre non, c'est abdiquer des possibilités de la raison humaine et conclure à son impossibilité de parvenir à une entente entre les hommes, ce qui nous mène tout droit, précisait
Karl Popper, à "miner l'unité du genre humain, et augmenter grandement la possibilité de la violence et de la guerre"21. Popper a entrepris de combattre avec succès le relativisme dans les sciences, fondé sur le "mythe du cadre de référence" (The myth of the framework). Dans toute son œuvre, Popper a défendu la raison humaine, et démontré qu'elle peut parvenir à construire des théories vraies. Par théories vraies, il faut entendre des constructions conceptuelles qui sont en adéquation avec les faits et qui fournissent un cadre valide pour entreprendre de nouvelles expériences et construire de nouvelles théories opérationnelles. Mais - et c'est le grand apport de Popper-- ces théories ne sont pas des vérités définitives. Le but de la science et du rationalisme22 est de "falsifier" cette vérité, c'est-à-dire de montrer qu'elle est fausse, non pas parce qu'elle contient des erreurs, mais, la raison humaine progressant dans sa compréhension du monde, parce que l'on va pouvoir aboutir à des vérités plus complexes23. Popper est ici en accord avec Kuhn24 qui a défini l'activité scientifique comme alternant des phases de "science normale" s'opérant à partir de paradigmes valides, et des phases de "révolution scientifique" où les paradigmes de la science normale ne peuvent plus résoudre les problèmes, sont ébranlés et doivent être remis en cause pour conduire à la construction de nouveaux paradigmes d'une vérité supérieure.
Comment y parvenir? Si l'on a abdiqué de la possibilité de construire une vérité reconnue comme telle par une communauté d'acteurs, la question ne se pose déjà plus. La construction d'un nouveau paradigme va nécessairement provenir de la confrontation des opinions divergentes. Mais la confrontation opinion contre opinion n'apporte rien en soi, si l'on reste dans une logique gagnant perdant. Chaque paradigme en effet est "incommensurable", c'est-à-dire qu'il ne contient pas les propositions nécessaires pour infirmer l'autre. Ce qui va permettre de résoudre ce problème, c'est la capacité de chacun d'apprendre de l'autre et de progressivement enrichir son cadre de référence par l'apprentissage que procure la confrontation. Tout cela repose sur l'hypothèse que les hommes ont quelque chose de fondamental, d'essentiel, en commun et qu'ils ont la volonté de construire ensemble pour la recherche de ce bien commun*. Cet essentiel crée une attitude positive: le but n'est pas de défendre son cadre de référence: cela nous mènerait soit au dogmatisme, soit au relativisme. Il s'agit, en apprenant l'un de l'autre, de bâtir de nouveaux cadres de référence et de les évaluer non pas au regard des ses propres théories, mais d'en évaluer les conséquences et de répondre à la question "Sont-elles acceptables pour nous?"
25.

Le bien commun et la prise de décision complexe

"Une situation est porteuse d'une certaine nécessité, plutôt que d'un déterminisme strict: elle est lourde de virtualités positives ou négatives" souligne Paul Valadier26. Face à une situation, il y a plusieurs stratégies possibles. S'il existe aujourd'hui des modèles d'analyse de la décision qui permettent, par le calcul mathématique d'évaluer les avantages et inconvénients des décisions (les "trade-offs"), c'est bien sur un critère de valeur que se prend la décision finale. Le débat sur la prévention de la délinquance a été bloqué depuis 1968 au nom de l'opposition radicale dressée entre prévention et répression. Or, une politique de répression peut contribuer à une politique de prévention, comme le demandent aujourd'hui de nombreux éducateurs de terrain confrontés à l'impasse des politiques qui à force de ne rien réprimer ne préviennent pas plus. Des principes apparemment contradictoires sont en fait indissolublement unis: pourquoi prévenir, après tout, ce qui n'est pas répréhensible? Les relativistes ont souvent franchi ce pas en baptisant "nouvelle pratique sociale", ou "nouveau genre d'expression artistique ou musical" une pratique en infraction avec la loi.
En octobre 1962 éclate la crise des missiles de Cuba. Treize jours de crise vont s'ensuivre pendant lesquels le monde sera au bord de la guerre mondiale. Au sein du Conseil National de Sécurité des Etats-Unis sont envisagés tous les scénarios. Les divers groupes en présence proposent des solutions qui correspondent à leur cadre de référence. Les militaires proposent une opération militaire, les diplomates une action diplomatique, et les politiques évaluent les actions quant à leur impact sur la carrière du Président Kennedy. Dans ce débat, les militaires étaient dominants, et la solution militaire a bien failli s'imposer. Mais en faisant interagir les participants, en évaluant tous les scénarios à leurs conséquences, Kennedy a pu amener chacun à sortir de son cadre de référence reconsidérer sa contribution à la résolution de la crise au regard d'un scénario global. La solution a émergé de cette interaction entre acteurs différents que tout opposait au début.
27
Mais cette interaction entre membres d'un système aboutit-elle à autre chose qu'un consensus mou gentillet basé sur la "bonne volonté" qu'évoque Popper? Qu'est-ce qui fait que nous puissions réellement parvenir à des décisions stables et partagées? En Californie, au Santa Fé Institute, on fait en permanence des recherches sur le fonctionnement des systèmes complexes, et notamment sur les relations existant entre l'action des éléments du système et la dynamique du système lui-même. À partir des acquis des sciences fondamentales, on commence aujourd'hui à étudier les systèmes sociaux. Les conclusions sont éclairantes: l'interaction entre agents hétérogènes permet de créer une structure cognitive commune qui vaut plus par l'intensité de ses interactions que par son contenu. Dès lors qu'existe cette structure cognitive, de nouveaux concepts peuvent émerger de l'ensemble des alternatives générées par la mise en relation des préférences individuelles des acteurs. Le système peut ainsi faire émerger des solutions stables qui sont une production de l'interaction réellement collective par l'interaction des individus, et non la victoire d'un point de vue sur un autre
28.

Comme tous les systèmes vivants, les systèmes sociaux ont des propriétés auto-organisatrices qui se caractérisent par la capacité à sélectionner des solutions parmi les multiples propositions en provenance de l'interaction des sous-systèmes. La solution retenue ne réduit pas la diversité du système, mais se fonde sur les prévalences relatives apparaissant dans les sous-systèmes. Les propriétés globales du système ainsi construit ont une fonctionnalité et une stabilité plus grande que celle des sous-systèmes pris individuellement, et sont capables de gérer les conflits entre les besoins divergents exprimés dans les sous-systèmes, et sans perte de vitalité et de viabilité. Ces recherches sur les sociétés humaines comme système complexe adaptatif ne sont pas nouvelles et ont de fait été initiées par Darwin. Mais ce n'est que récemment que l'on a pu progresser dans ce sens grâce à l'application des techniques d'analyses quantitative aux systèmes sociaux. Les conclusions en sont que les systèmes sociaux ont une intelligence symbiotique qui se construit par leur capacité à créer un bagage commun de connaissance à partir de l'interaction de ses éléments29.

Parmi les questions essentielles qui pose cette approche est celle de la relation existant entre l'action d'un individu ou d'une organisation (c'est-à-dire d'un élément simple ou d'un sous-système) et la dynamique du système global. L'expérience des systèmes centralisés du XX siècle au travers des systèmes totalitaires ou plus simplement des mega-organisations publiques ou privées, illustre ce que confirme l'analyse: les grands systèmes centralisés ne sont pas capables de traiter l'énorme quantité d'informations qui leur arrive, car ils ont des organisations plus compliquées que complexes. Par contre, dans les systèmes qui font des êtres humains les premiers acteurs de la résolution de problèmes face à la quantité limitée d'informations qu'ils ont à traiter à leur niveau compte tenu de leurs problèmes, on peut profiter de cette dynamique auto-organisatrice de création d'intelligence. Mais à une condition: que le système soit décentralisé et s'organise par arborescence de sous-systèmes. De la sorte, les acteurs peuvent interagir par niveaux d'inférences successifs et prendre des décisions collectives satisfaisantes.
La stabilité de la décision collective dépend de la rigueur du processus suivi. Dans les expériences menées au Santa Fé Institute, on observe que les solutions peuvent se dégrader très rapidement. Premièrement, sous l'effet du "bruit". Le bruit, tel que défini par la théorie de l'information de Claude Shannon, est constitué d'éléments d'informations (des "bits") générés de manière aléatoire et qui donc brouillent le message. Cela requiert donc du processus de décision qu'il soit suffisamment rigoureux pour trier les informations qui contribuent à structurer la connaissance collective et celles qui ne sont que bruit. Compte tenu de l'immense quantité d'informations qui nous sont offertes aujourd'hui, ce point est crucial. Là encore, c'est par l'appréciation de l'information au regard de sa valeur que l'on peut opérer un choix. Les systèmes ouverts ont un comportement stochastiques lorsqu'ils sont soumis à un intrant aléatoire externe, c'est-à-dire qu'ils vont commencer par diverger en explorant toutes les combinaisons possibles, puis converger autour des solutions qui assurent la préservation et le redéploiement du système. La deuxième source de dégradation est la réduction de la diversité du système de décision, qui choisirait de se concentrer sur les "meilleurs éléments". Pour qu'une solution collective soit stable, il faut qu'elle soit réellement collective et que chacun ait pu en être activement acteur. Une vague participation du grand nombre à des décisions prises par des élites ne suffit donc pas.
Nous sommes aujourd'hui capables d'organiser la formalisation du projet partagé d'une organisation, de mener à bien une conférence décisionnelle entre acteurs hétérogènes d'un système, qui produisent des projets et des décisions stables
30. La stabilité provient de ce que l'ensemble de la complexité des contributions a été intégré dans le processus de résolution de problème. Ce n'est ni la victoire d'un camp sur l'autre (facteur majeur de non-stabilité) ni un consensus mou qui mènerait à un plus petit dénominateur commun (qui ne serait porteur d'aucun projet dynamique). Au contraire, la décision est stable parce qu'elle représente le bien commun du système vers lequel chacun des acteurs va faire converger sa contribution. Nous retrouvons ici l'interdépendance entre processus de délibération et contenu de la décision. C'est un plus grand dénominateur commun qu'il s'agit d'atteindre.
Le relativisme, au contraire, nie toute possibilité de parvenir à un tel résultat, a priori présenté comme une dictature du groupe sur les minorités. Dans l'univers des relativistes, il n'y a pas de place pour la délibération collective, le discours omniprésent n'est que du bruit sur lequel va se bâtir le pouvoir de quelque gourou.

Les nouvelles conditions de la croissance

La crise monétaire vient de donner un nouvel intérêt à un débat lancé par un économiste américain sur la nature de la croissance des tigres asiatiques. Alwyn Young a démontré que la croissance de la productivité du travail était, contrairement à l'opinion répandue, extraordinairement faible nonobstant les taux d'investissement record de ces pays, et que de ce fait leur croissance était fragile, peu durable et qu'il était bien imprudent de parler de miracle asiatique. Cette opinion marginale soutenue par quelques économistes qui préfèrent s'attacher aux réalités qu'aux modes, s'est révélée vraie.
Alwyn Young ne faisait qu'appliquer à ces cas précis les apports de Robert Solow et Paul Romer à la théorie de la croissance: la productivité du capital investi -le capital physique et le capital non physique comme l'éducation- reste fonction de la productivité du travail. Cette productivité du travail va se manifester par le progrès technique, soit l'innovation
31. S'il n'y a pas de progrès technique et d'innovation, continuer à investir est contre-productif, et les décideurs n'ont alors plus qu'une seule solution: réduire les emplois. Or, l'innovation réside essentiellement sur la création de connaissance par les individus. Cette connaissance est une connaissance collective provenant de l'interaction des acteurs, une intelligence collective32. Il y a donc un capital cognitif qui est la ressource principale de l'entreprise. Pour une capitalisation boursière équivalente, l'investissement en capital physique est 16 fois plus élevé chez IBM que chez Microsoft. En 1995, Microsoft a accru de 8,3 milliards$ son capital cognitif pour 3 milliards$ de ventes, tandis que GM et IBM était les plus gros destructeurs de capital cognitif avec 200 milliards$ de pertes33 à coup d'opérations de "reenginering" et de "downsizing".
L'art du management est donc aujourd'hui de capter l'intelligence du groupe formé par ses collaborateurs. La condition en est la convergence du projet qui en émergera et celui l'entreprise. Le capitalisme, pour survivre, est donc amené à sortir de la logique courtermiste du marché qui "n'a de considération que pour les choses, aucune pour les personnes ni pour les devoirs de fraternité ou de piété, aucune non plus pour les rapports humains originels, propres aux communautés personnelles"
34

Préserver la cohérence d'un monde qui bascule

Si le capitalisme est un système efficace pour gérer sa propre reproduction par le progrès technique et l'innovation dans la sphère marchande, il ne l'est que qu'incomplètement. "Par lui-même, le marché n'assure ni l'équité, ni la solidarité: et dès lors qu'on considère qu'il n'y a pas d'optimum sans prise en compte de ces dimensions, le marché ne peut être présenté comme assurant de lui-même l'optimum", souligne l'historien du capitalisme Michel Beaud35. Le capitalisme génère une complexité qu'il n'est pas à même de réguler. Les références aux droits fondamentaux de la personne issus du droit naturel ont inspiré des limites nécessaires à l'emballement des systèmes techniques qui fondent le dynamisme du capitalisme. Le lien avec un projet de société a permis de tendre le dynamisme de l'économie de marché vers l'intérêt général. Mais ce rôle modérateur, voire téléologique, de la puissance publique s'est affaibli pour sombrer dans le rationalisme économique avec pour conséquence "l'application du calcul économique à des questions traditionnellement situées hors du champ de l'économie"36. Les politiques publiques sont devenues historicistes et ont prôné la soumission aux "impératifs économiques".

En 1992, Lawrence Summers, économiste à la Banque Mondiale, diffusait une note qui fit grand bruit: il y proposait que les industries les plus polluantes soient délocalisées vers les pays en voie de développement du fait que "la logique économique qui veut que les déchets toxiques soient déversés là où les salaires sont les plus faibles est imparable". M. Summers est loin d'être un mauvais économiste. Simplement, il illustre le relativisme dominant "dans une période où le politique, l'éthique, l'idéal sont dévalorisés, l'économique s'impose comme principale référence. Car quand s'érodent et les valeurs susceptibles de fonder le choix des finalités, et les volontés individuelles et collectives, reste le calcul économique (…) qui permet de couvrir des habits de la rationalité aussi bien certaines décisions que l'indécision et l'irresponsabilité"37
Le capitalisme lui-même est tributaire de deux autres systèmes qui ont leur propre dynamique de reproduction: la terre et l'humanité, souligne Michel Beaud. Ces trois systèmes sont étroitement interdépendants, mais ils tendent aujourd'hui à s'autonomiser. Cela crée ce que Michel Beaud appelle des "conflits de reproduction" , d'une part entre la reproduction de l'humanité et la reproduction de la terre avec les dégâts à l'environnement causés par l'activité humaine, d'autre part entre l'humanité et le capitalisme, celui-ci concentrant sa dynamique sur la minorité solvable, rejetant l'autre dans la pauvreté. Enfin, conflit entre reproduction du capitalisme et reproduction de la terre, par les dégâts imposés à l'environnement par la logique de rentabilité immédiate. Quelle pensée structurante, quelle vision du bien commun avons-nous pour gérer la complexité créée par un progrès technique qui nous apportera le meilleur si nous savons l'assujettir à un projet, mais à défaut le pire?

Le bien commun en action

De la philosophie politique classique aux derniers acquis des sciences fondamentales, la notion de bien commun s'est donc considérablement enrichie et confortée. Mais est-ce pour autant une notion opérationnelle? N'est-ce pas qu'un vœu pieux, une formule de plus? En quoi est-il une pensée structurante qui nous permet d'agir?

Une pensée structurante

Un des marais dans laquelle la pensée s'embourbe aujourd'hui est la multiplication des dichotomies qui opposent une catégorie à une autre: l'argent et le social, l'humanitaire et le marchand… On doit être "pour" ou "contre" comme des émissions de télévision grand public nous le proposent en spectacle. Penser le bien commun c'est en organiser les diverses composantes autour d'un projet. Les composantes matérielles, soit les ressources physiques et financières, les composantes immatérielles, soit l'identité, le sentiment d'appartenance et le projet lui-même qui fédère les éléments précédents38. Ces éléments sont hiérarchisés et pondérés en fonction d'un contexte et des priorités. Dans un contexte de crise et d'urgence, la satisfaction des besoins monétaires peut être prioritaire, elle doit céder le pas à l'épanouissement de l'individu dans le projet une fois les crises passées, et à la réflexion, c'est-à-dire l'actualisation, sur le projet lui-même. Les seuls éléments permanents sont les valeurs considérées comme ontologiquement inséparables du bien commun, l'essence du droit naturel. Nous sommes donc dans une dynamique vivante qui va permettre de gérer le changement, de l'impulser et de le piloter dans un environnement mouvant et incertain. "Le recours à la valeur n'est donc pas un talisman qu'on brandit hors contexte et hors histoire. Il est un élément essentiel pour rassembler dans une unité (provisoire) de sens la diversité des données constitutives de l'action humaine"39
En 1974,
Muhammad Yunus est professeur d'économie à Chittacong, Bangladesh. Une mousson particulièrement catastrophique provoque une famine, qui laisse, comme de coutume, les autorités insensibles. Il décide de sortir du pré doré de son université pour s'intéresser aux causes de la misère des campagnes bengalies. Il s'aperçoit vite que la domination des usuriers empêche tout développement d'une accumulation financière qui permettrait le développement économique des campagnes. Sortir de cette domination requerrait que l'on puisse prêter quelques dollars aux paysans qui en ont besoin. Aussi se lance-t-il dans l'aventure qui va donner naissance à la Grameen Bank et à une nouvelle activité: le micro-crédit. Il va se heurter d'abord aux structures bancaires du Bengale qui trouvent que prêter aux pauvres n'a pas de sens "puisqu'ils ont toujours été pauvres". Ensuite aux experts de la Banque Mondiale qui ne pensent qu'aux grands investissements d'infrastructure, dont la première conséquence est la corruption et la déstabilisation des structures sociales traditionnelles avec pour effet immédiat de passer d'une pauvreté à la Péguy* à la misère bidonvillisée. Vingt ans après, la Grameen Bank affiche un taux de remboursement exceptionnel en ne prêtant qu'aux plus pauvres des pauvres. Pour atteindre ce résultat, M. Yunus a brisé toutes les règles établies: prêter aux insolvables, mais en associant le prêt à l'entrée dans un club d'emprunteur où chacun s'entraide à développer sa micro-activité. Dans un pays musulman, 95 % des emprunteurs sont des femmes. Les bureaux de la Banque sont dans les villages, au plus près des plus pauvres et de leurs projets. Le projet de Muhammad Yunus a réussi parce qu'il incarnait fondamentalement le bien commun au-delà des rationalités historicistes et économistes, et qu'il a su articuler les composantes d'efficacité économique et financière et d'efficacité sociale autour d'une même finalité.
On pourrait multiplier les exemples: nos sociétés, en créant des périphéries de grandes pauvreté ont généré de nouveaux savoir-faire dégagés de l'emprise du relativisme où le projet qu'apporte la recherche du bien commun peut exprimer pleinement son action structurante.

Le problème est plus aujourd'hui au cœur qu'à la périphérie: nos élites ont abandonné tout projet au service d'une soumission à une rationalité présentée comme moderne parce que "dans le sens de l'histoire". Illusion bien ancienne "Toutes les variantes de l'historicisme traduisent le sentiment d'être emporté vers l'avenir par des forces irrésistibles ( (…) Ils croient - et qu'est-ce que leur déification du modernisme pourrait leur permettre d'autre que leur propre mouture d'historicisme est la dernière et la plus hardie des réalisations de l'esprit humain (…) ils croient en réalité que ce sont eux qui ont découvert le problème du changement … Cette histoire est, naturellement, de la pure mythologie (…) Après tout, ce sont peut-être les historicistes qui ont peur du changement: et c'est peut-être la peur du changement qui les rend si incapables de réagir rationnellement incapables de réagir à la critique, et qui rend d'autres personnes si sensibles à leur enseignement". Ainsi concluait Karl Popper sa "Misère de l'historicisme", en 1988. Le constat reste actuel dix ans après. La Fondation Saint-Simon, citadelle de la pensée unique:

Comment une initiative initialement guidée par une velléité de bien commun a sombré dans la "pensée unique"? Lire l'article essentiel du Monde diplomatique "Les architectes du social libéralisme". Quand on met des élites, toutes formées dans le même moule du déterminisme hégélien (Hegel, disait Popper, c'est le relativisme PLUS l'absolutisme) elles découvrent qu'elles pensent la même chose.




Claude Rochet
Consultant associé
SECOR
Montréal - Paris

Notes:

1 * Michel Beaud "Le basculement du monde", 1997, la Découverte

2 "The coming battle among america, Japan and Europe"

3 Trad. "L'économie mondialisée", Dunod, 1993

4 Voir son rapport annuel "The world competitiveness report"

5 Paul Krugman est professeur au M.I.T, son livre "pop internationalism" vient d'être traduit: "La mondialisation n'est pas coupable", La découverte, 1998

6 "pop", pour "populaire", au sens où la rhétorique sur l'économie songe plus à faire plaisir au travers d'un discours procurant des frissons qu'en faisant un travail sérieux d'économiste qui s'intéresse aux faits.

7 "What economists can learn from evolutionnary theorists" http://web.mit.edu/krugman/www/evolute.html

8 "Impostures intellectuelles", 1997, Odile Jacob.

9 * Sebastian Roché" "Sociologie politique de l'insécurité" PUF 1997, p. 49

10 p. 68

11 Ce que dénoncent avec force plusieurs auteurs, comme le démographe Emmanuel Todd "L'illusion économique", 1998, Paul Marie Coûteaux "Traité de savoir disparaître à l'usage d'une génération vieillie", 1998, et Jean-Claude Guillebaud "La tyrannie du plaisir", 1997, où il clarifie le rôle de la "libération sexuelle" dans la préparation intellectuelle au libéralisme sauvage.

12 On peut ainsi imaginer ce qu'aurait été le sort de la France si Charles de Gaulle avait choisi une mort héroïque dans une charge désespérée à la tête d'un régiment de chars, à la fuite à Londres, déshonorante au regard des valeurs militaires conventionnelles.

13 * On se refera sur ce point à l'ouvrage fondamental de Leo Strauss "Droit naturel et histoire", Champs-Flammarion

14 in "valeurs et vérité", PUF 1994

15 Epître aux galates 3-12

16 Leo Strauss "Histoire de la philosophie politique", p. 277

17 op. cit. p. 280

18 * Julliard 1987, et Guérin Littérature, Montréal

19 Notamment en introduisant une coupure entre la science normale et les sciences sociales qui ne pourraient pas faire l'objet de la même rigueur que la science normale.

20 P. 39

21 "Ma conclusion est que: l'homme effectif représente une valeur de beaucoup supérieure à celle de l'homme "désirable" selon un quelconque idéal,…que toutes les désirabilités eu égard à l'homme ont été des chimères absurdes et dangereuses par lesquelles une espèce particulière d'homme a voulu imposer comme loi à l'humanité ses propres conditions de conservation et de croissance; que toute "désidérabilité" (…) parvenue à la souveraineté a rabaissé jusqu'ici la valeur de l'homme, sa force, sa certitude de l'avenir" - Nietzsche "Fragments posthumes" 11 (118), cité dans Paul Valadier "L'anarchie des valeurs"

22* Karl Popper , "The abdication of philosophy: Philosophy and the public good", repris dans le recueil "The myth of the framework, in defence of science and rationality", Routledge, 1994 (non traduit en français)

23 Par rationalisme, il faut entendre chez Popper l'idéal humaniste d'exercice de la raison, et non le rationalisme instrumental issu du cartésianisme et qui aboutit à l'inverse à la soumission de la raison aux conclusions du raisonnement, comme catégorie abstraite, naturellement réservée aux castes intellectuelles.

24 Sur cette approche, voir Popper "De la connaissance objective", Aubier

25 Thomas Khun "La structure des révolutions scientifiques", Champs Flammarion

26 * Cette possibilité de combler les écarts entre les cadres de référence reste soumise à l'intérêt et à la volonté humaine, mais existe fondamentalement "Thus my thesis is not that the gulf between different frameworks, or between different cultures, can, for logical reasons, always be bridged. My thesis is merely that it can usually be bridged. There may be no common assumptions. There may perhaps be only common problems. For different groups of humans do, as a rule, have much in common, such as the problem of survival. But even common problems may not be needed. My thesis is that logic never underpins the myth of the framework nor its denial. But we can try to learn from each other. Wether we succeed will depend largely on our goodwill (…)." "The myth of the framework", p. 38

27 "We thus can logically distinguish between a mistaken method of criticizing and a correct method of criticizinf. The mistaken method starts from the question: How can we establish or justify our thesis (…) by contrast, the correct method of critical discussion strarts from the question: What are the consequences of our thesis or our theory? Are they acceptable to us?" Popper; op. cit. P.60

28 Valadier, p. 140

29 "Essence of decision, explaining the cuban missile crisis"; Graham Allison, Harper&Collins, 1971

30" Collective choice and mutual knowledge structure", http://www.santafe.edu/sfi/publications/Working-Papers/98-04-032.ps

31 * Voir "Symbiotic intelligence: self-organizing knowledge on distributed networks driven by human interaction", article rédigé par cinq chercheur du Santa Fé Institute et du laboratoire National de Los Alamos. Accessible par internet http://www.santafe.edu/sfi/publications/98wplist.html WP 98-05-039

32 Voir Claude Rochet "le diagramme d'affinité" http://perso.wanadoo.fr/padimel@nospam.com/kj/KJ.html

33 * Pour un exposé particulièrement clair des théories de la croissance, voir Denis Clerc, "Alternatives économiques" n°122 09/98

34 "Manager l'intelligence collective", Claude Rochet et Vincent Lenhardt, Management et conjoncture sociale, mai 97

35 Paul Strassman Knowledge executive report, oct. 96. Pour l'évaluation du capital cognitif, voir The value of knowledge capital, http://www.strassmann.com

36 Max Weber, Economie et Société, T.2, p. 410, Pocket

37 Michel Beaud "Le basculement du monde", p. 112

38 Beaud, p. 139

39 id. p. 138


Publications - Page d'accueil - Plan du site - Dossiers brûlants

Haut de la page

Version du 11/10/98 13:08