Paru dans "Management et qualité" Revue du mouvement Suisse pour la qualité, 09/2000

La gouvernance: De l’illusion aux nouvelles pratiques

Né dans le domaine de l’entreprise privée, le discours sur la gouvernance gagne désormais la sphère publique et est omniprésent dans les organisations internationales

L’utilisation volontaire du même vocable pour désigner la direction des entreprises et celle de l’Etat est source d’une confusion qui laisse de c&ocir0eD0ea.^6Gnv"EWT*i/W\>mGabq"LjY>vf=oMeMffets de modes ne doivent pas faire passer à côté des enjeux aux quels sont confrontés les Etats et l’évolution que doit connaître leur mode de gouvernement.

      Histoire d’un néologisme

      Le terme de " gouvernance " est né aux États-Unis à propos du gouvernement d’entreprise, dans une conjoncture qui a vu la montée en puissance des " share-holders " aux dépens des " stake-holders " Traditionnellement, la littérature managériale identifiait quatre acteurs portant quatre enjeux (les " stake-holders ", soit les clients, les salariés, la société et les actionnaires) pour la définition des objectifs des entreprises. Les années quatre-vingt-dix ont vu monter en puissance les investisseurs institutionnels dont les actifs ont cru entre 1990 et 1996 de 81% pour les fonds de pension et jusqu’à 145% pour les fonds mutuels, de sorte que s’est imposé le modèle de gouvernement d’entreprise par les " share-holders ", les actionnaires.

      Le modèle " share-holders " postule que la gestion de l’entreprise doit garantir un rendement maximal aux actionnaires (pratiquement entre 15 et 20% l’an) et que ceux-ci, en cas de désaccord avec le management, doivent pouvoir " voter par les pieds " en allant placer leurs capitaux ailleurs, d’où la nécessité de voir appliquer un même code de gouvernance dans toutes les entreprises mondiales.

      L’idée fondamentale de la " corporate governance " est que, sous l’effet de la globalisation financière et de la circulation accélérée des capitaux (1800 milliards de dollars par jour pour 47 milliards d’échanges commerciaux), les pratiques de " corporate governance " doivent nécessairement converger vers un modèle optimum qui a donné lieu à une normalisation par l’OCDE.

      L’apparition officielle de la gouvernance dans le vocabulaire public remonte à la crise asiatique de 1997 et la reconnaissance par la Banque mondiale que le marché ne pouvait assurer une allocation optimum des ressources et réguler les effets pervers de la globalisation : développement de la criminalité internationale, accroissement des inégalités, atteintes croissantes à l’environnement et régression de la démocratie.

      Quatre doctrines sont en œuvre dans les débats sur la gouvernance : celle du " laisser-faire " qui se fie au marché pour une régulation optimum, celle du protectionnisme, celle de la Pax americana, traduction de la thèorie post-hégelienne de la " fin de l’histoire " qui verrait le triomphe universel du modèle libéral américain, et celle de la coordination globale par des organisations supranationales.

      La volonté de définir une doctrine de gouvernance se fonde sur le postulat que les pratiques traditionnelles de gouvernement fondées sur les Etats-nations - la coopération internationale- ne peuvent résoudre les problèmes issus de la mondialisation. On pourrait donc définir un corps de valeurs universelles qui inspireraient des " bonnes pratiques " tant au monde des affaires qu’aux gouvernements et aux organisations dites indépendantes chargées de la régulation de la mondialisation.

      Critiques et limites de cette approche

Trois critiques essentielles sont aujourd’hui adressées à ces conceptions :

        Les " bonnes pratiques " ne peuvent définir de " bonnes politiques "

        Il n’est pas discutable que dans toute activité organisationnelle on retrouve des éléments de processus récurrents quel que soit leur milieu d’implantation, et que l’on puisse affecter à ces processus des variables de pilotage, des valeurs cibles et des lois de performance. En ce sens, il existe bien des " bonnes pratiques " comme le contrôle de gestion par activités.

        Mais nous sommes dans un domaine qui est proche du management de la qualité, qui est l’art de piloter l’allocation des moyens aux fins par la définition ou la reconfiguration des processus.

        Ces techniques, pour être efficaces, supposent que les responsables aient défini des objectifs et des stratégies. Cela est valable tant pour les entreprises concurrentielles que pour les administrations publiques, comme les documents issus du comité PUMA l’ont rappelé à de nombreuses reprises.

        Dans la recherche d’économies budgétaires il est ainsi beaucoup plus intéressant de pratiquer la réingéniérie des processus que des coupes dans les budgets d’intervention publique. Le gisement statistiquement constaté de travail inutile dans les organisations est de 40%, et il est bien plus élevé dans une administration où l’environnement réglementaire accroît la rigidité des processus.

        Mener à bien une opération de réingéniérie des processus requiert au préalable que des enjeux et des objectifs clairs aient été définis par les responsables politiques, d’une part pour permettre une définition précise des objectifs de création de valeur assignés aux processus, d’autre part pour permettre aux personnels d’intégrer les enjeux stratégiques de cette reconfiguration. Une telle opération ne peut se faire contre les personnels : des métiers vont changer, des processus vont disparaître, des emplois seront supprimés ici pour être recréés ailleurs selon le principe schumpétérien de " destruction créatrice ". Un tel processus est donc anxiogène et seule la clarté des objectifs politiques, leur légitimité et des règles du jeu explicites permettront de le réguler. A défaut, les " bonnes pratiques " se réduisent à des anxiolytiques ou des artifices de communication jouant tour à tour un rôle d’anesthésiant ou de lubrifiant et qui perdront très vite leur légitimité.

        Les " bonnes pratiques " visent plus à l’adaptation au changement qu’à son pilotage

        Compte tenu de la pression de l’environnement concurrentiel, les entreprises se sont profondément reconfigurées durant la dernière décennie. Elles ont acquis par là un savoir-faire qui manque aux administrations publiques, donnant naissance à un discours sur " l’adaptation " du secteur public. Cette sensation de " retard " s’accroît avec le développement de la nouvelle économie et des organisations virtuelles qui soulignent la lourdeur des processus en œuvre dans l’administration.

        Le progrès technologique ne crée toutefois aucun déterminisme derrière lequel les entreprises et les administrations devraient courir. Le progrès technologique crée des opportunités stratégiques et requiert beaucoup plus des capacités d’imagination et de délibération stratégique que d’adaptation.

        Piloter le changement, c’est créer des possibles et donc pratiquer  la prospective et la scénarisation stratégique pour saisir des opportunités ouvertes par l’évolution technologique. A défaut, on évoluerait vers une pratique de gouvernement a posteriori.

        Il existe ainsi des domaines où la France dispose de " bonnes pratiques ", comme la maîtrise d’ouvrage des grands projets de construction qui repose sur une coalition de maîtrises d’ouvrages publiques, la création de consortium de maîtrises d’œuvre privées, notions peu présentes dans le monde anglo-saxon. Les " bonnes pratiques " consistent alors à répartir les rôles entre maîtrise d’ouvrage et maîtrise d’œuvre de manière à concentrer la maîtrise d’ouvrage sur les activités stratégiques et de gestion des risques.

        Les " bonnes pratiques " doivent donc être pensées beaucoup plus en termes de mise en œuvre de stratégie qu’en termes de seule bonne gestion.

        La performance s’inscrit dans un système national

Les critiques les plus vives contre la doctrine de la gouvernance viennent des Japonais qui s’inspirent en cela des analyses faites pour les " systèmes nationaux d’innovation ". Selon ces analyses la performance est le fruit de l’interaction entre les laboratoires, les entreprises et les institutions financières. Cette coopération institutionnelle repose sur une culture tacite qui favorise une fertilisation croisée entre ces trois secteurs d’activités. L’archétype de ce système est la route 128 en Californie, la Silicon Valley, par la très forte interpénétration entre les universités (Stanford), les centres de recherche, les entreprises et le système financier. De la sorte les idées proviennent de l’existence de réseaux denses de relations entre ces acteurs qui font que les idées les plus innovantes naissent et sont mises en œuvre très vite.

Pour leur part les Japonais ont toujours insisté sur le rôle de la culture bouddhiste dans leur capacité d’innovation qui favorise une vision unitaire des systèmes, de l’homme et de la nature que la logique analytique cartésienne ne favorise pas en Occident. Le système national suisse est quant à lui le résultat de la compensation de l’ingratitude du territoire par une mobilisation des savoirs et des savoir-faire.

Ces caractéristiques culturelles sont nécessairement tacites, s’inscrivent dans l’histoire et ne peuvent être codifiées sous forme de " bonnes pratiques ", sauf à se réduire à des incantations. Elles sont à la source de l’avantage concurrentiel des nations, et il faut donc tendre à les renforcer, plus qu’à les unifier.

La littérature développe des critiques de plus en plus vives à l’encontre des doctrines de gouvernance tant dans le domaine de l’entreprise où elles favorisent le court terme aux dépens du long terme et de l’innovation, que dans le domaine public où elles favorisent l’imitation et le nivellement plutôt que la différenciation et le développement.

L’analyse comparative (" Benchmarking ") et le repérage des " bonnes pratiques " sont des modèles d’analyses pertinents tant pour générer des idées que pour définir et valider des valeurs cibles (ex : coûts de processus). Mais ils ne sont pas adaptés à la définition des stratégies et l’accumulation de " bonnes pratiques " ne suffit pas à fonder la légitimité d’une politique.

De nouvelles pratiques pour un bon gouvernement

Entre l’approche incrémentale des " bonnes pratiques " et l’approche chargée de postulats idéologiques de la " gouvernance mondiale " se dégage un domaine pertinent que les Québécois ont qualifié de " gouverne stratégique " :

Le schéma illustre l’articulation possible des problématiques et des paratiques qui leur sont liées :

        Les capacités de planification stratégique de l’Etat

          Intégrer la prospective dans la conception des politiques publiques

          L’horizon d’action de l’Etat est le long terme. En période de changement rapide la compétence clé devient l’élaboration de stratégies en intégrant de fortes doses de prospective : Quel va être l’impact du changement technologique sur l’économie nationale ? Quels sont les grands défis posés à l’Etat pour les dix à quinze ans à venir ? Quelles stratégies pertinentes concevoir ?

          Pratiquer la gouverne stratégique

          La scénarisation et la planification stratégique ont deux objectifs : 1) imaginer l’avenir, définir des objectifs et tracer des chemins critiques pour les atteindre, 2) clarifier les enjeux de changement dans l’organisation et la gestion de l’Etat devant la Nation et les personnels des administrations. Cette pratique de la gouverne stratégique doit intégrer la scénarisation des risques (technologiques, politiques, climatiques, économiques...) et bâtir un portefeuille de scénarios de riposte.

          Développer une maîtrise d’ouvrage stratégique de changement

          Les nouvelles technologies ne permettent pas seulement d’automatiser des tâches et d’améliorer la productivité. Par exemple, l’implantation de progiciels de gestion intégrés suppose une analyse des processus dont toutes les parties et les données communes sont mises dans des entrepôts de données (DataWareHouses). De la sorte des morceaux de processus - et les emplois qui leurs sont liés - disparaissent.

          Il est donc essentiel que ces changements soient pilotés par une maîtrise d’ouvrage aguerrie, et ce d’autant plus que la maîtrise d’œuvre est particulièrement puissante et organisée (consortium constitué de l’éditeur - People soft, SAP, BaaN, Oracle... - et d’un cabinet conseil souvent américain. Si ces projets sont mal pilotés, d’une part ils dépassent le coût budgétaire estimé pour une efficience faible (en pratique on aura utilisé des outils de réorganisation des processus pour faire de la simple automatisation) mais surtout on peut parvenir à un blocage fonctionnel par le bouleversement induit par l’implantation du progiciel. En outre si la reconversion des postes et des métiers n’a pas été scénarisée et anticipée, ce qui n’était au départ qu’un projet informatique devient un conflit social.

          Cette maîtrise d’ouvrage est différente de la maîtrise d’ouvrage de projet qui a en charge l’encadrement du maître d’œuvre. Il s’agit d’une maîtrise d’ouvrage stratégique de haut niveau en charge de scénariser toutes les évolutions de l’administration rendues possibles par ces nouvelles technologies. Son but est l’invention de l’avenir, son propos est l’innovation de rupture, son activité est la gestion des risques induits par ces technologies : il importe ainsi de définir avec précision les relations avec l’éditeur afin de ne pas tomber sous sa dépendance et de s’assurer de sa pérennité compte tenu de la volatilité des entreprises de ce secteur.

        Développer les instruments de pilotage

          Piloter à long terme les dépenses publiques

          La théorie économique de la croissance endogène établit que, dans le nouveau contexte de " l’économie du savoir ", 40% de la croissance est attribuable aux " externalités ", soit les biens collectifs qui ne peuvent être appropriés par un seul acteur du marché. Ainsi les dépenses en matière d’éducation sont à 75% des externalités qui produisent à leur tour d’autres externalités ( santé publique, égalité homme-femme, stabilité démographique, progrès de la démographie…) qui entre dans les déterminants de la croissance.

          Contrairement à une opinion trop répandue, en économie de marché ouverte le rôle des biens collectifs ne diminue pas mais s’accroît.. Il est donc important que l’Etat se dote d’instruments de mesure de l’impact des dépenses publiques sur la création de ces externalités, d’autant plus que cet impact ne peut se mesurer qu’à long terme (ainsi les économistes de l’OCDE évalue l’impact des dépenses en matière d’éducation avec un délai de 45 ans).

          mGabq"LjY>vf=oMeM԰楀jX4Bh :) [ME9Xr1G:XUƚ`5 ۟EDj( ( ( (9OW=s]iF5e/ ( ( ( ( ( ( E'.R,٠Y/HPSMF7gf(s5ds \U WȞZ49v>egǩGĪ᯾qcute;alité et les exigences d’un contrôle stratégique de gestion pas activité tel qu’il est actuellement défini par l’état de l’art.

          Piloter le changement

Les cadres supérieurs de l’Etat ont souvent à acquérir une expertise en matière de pilotage du changement dans les grandes organisations. Cette expertise existe dans le secteur concurrentiel qui a déjà connu les mêmes expériences et les mêmes échecs avant de parvenir à développer une pratique pertinente. Il est essentiel de pratiquer le retour d’expérience des projets déjà menés et d’assurer le transfert de compétences en créant des clubs de pratiques -les savoir-faire en question étant largement tacites et ne pouvant se transmettre que par partage direct d’expériences- qui permettent de se retrouver entre pairs,. Il s’agit d’un travail différent de celui accompli par les qualiticiens d’autres cadres institutionnels comme l’OCDE où l’on vise essentiellement à codifier du savoir explicite en normalisant les " bonnes pratiques ".

Les enjeux de changement dans le management public sont donc bien là : il est urgent d’innover dans les pratiques. En présentant des recettes faciles fondées sur l’imitation, l’idéologie de la gouvernance nous éloigne de cette tâche exigeante.

 

Claude Rochet

Professeur associé à l'Université Paris-Nord

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