LES ETATS-UNIS: TIGRE EN PAPIER POLITIQUE ET LEADER TECHNOLOGIQUE?

Professeur associŽ en Žconomie industrielle

Université paris XIII – Octobre 2002

Claude.rochet AT wanadoo.fr

Quelle est la vŽritable nature de la puissance amŽricaine?

Par le passŽ la puissance politiquement dominante a ŽtŽ celle possŽdant le leadership technologique. Ainsi, la puissance politique de l'Empire britannique a reposŽ sur la puissance de sa marine et la domination technologique de la Grande Bretagne de la premire rŽvolution industrielle.

Le propose de cet article est dÕexaminer la force et la stabilitŽ du leadership technologique des Etats-Unis et de vŽrifier sa cohŽrence avec un leadership politique qui pourrait confirmer lÕhypothse dÕune domination durable des Etats-Unis sur le monde.

Les faiblesses structurelles des Etats-Unis

LՎconomie amŽricaine est vulnŽrable et affaiblie par le surinvestissement

Depuis 1998 le taux de profit des firmes amŽricaines chute de manire prŽoccupante. Plusieurs raisons ˆ cela : il nÕy a pas de corrŽlation entre lÕinvestissement dans la technologie et la croissance de la profitabilitŽ des firmes. Les investissements dans les technologies de lÕinformation et de la communication se sont traduits, en gros depuis 1995, par un accroissement de la productivitŽ, notamment de la productivitŽ horaire du travail, mais la profitabilitŽ nÕest pas au rendez-vous. Le phŽnomne est identique ˆ celui de la seconde rŽvolution industrielle o les gains de productivitŽ procurŽs ˆ lÕAngleterre par la machine ˆ vapeur ont ŽtŽ socialisŽs par la baisse des cožts des produits pour les consommateurs et la dŽgradation des termes de lՎchange.

Entre outre, le mirage de la Ē nouvelle Žconomie Č a crŽŽ un phŽnomne de surinvestissement dans des industries dont la rentabilitŽ a ŽtŽ surestimŽe, accroissant la baisse du taux de profit. Tant que ces surcapacitŽs nÕauront pas ŽtŽ rŽsorbŽes, lÕinvestissement ne pourra repartir. Le phŽnomne est lˆ-aussi le mme quÕau XIX” sicle o un Ē railroad boom Č avait surestimŽ lÕimpact sur la profitabilitŽ du dŽveloppement du chemin de fer. Aprs ces Ē booms Č, la convergence entre les cours de bourse et la profitabilitŽ rŽelle des firmes converge mais dans un processus lent.

Les Žlites nÕont pas la culture appropriŽe ˆ leur puissance

LÕAmerican Council of Trustees and Alumni a effectuŽ une enqute auprs dÕanciens Žlves des plus grandes universitŽs amŽricaines pour Žvaluer leur culture historique. Seuls 2% obtenaient la note Ē A Č, 65% Ē F Č. Seulement 22% savaient dÕo provenait la formule Ē le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple Č, ˆ la base du systme politique amŽricain (lՎquivalent chez nous de lÕarticle 1 de la dŽclaration des droits Ē les hommes naissent et demeurent libres et Žgaux en droits Č). Or, toute nation qui a pu prŽtendre ˆ la domination du monde ne lÕa pas seulement fait par sa force militaire mais par sa capacitŽ ˆ b‰tir une pensŽe de lÕuniversel. Les empires britanniques et franais Žtaient portŽs par une telle pensŽe. CÕest la connaissance des cultures indignes qui a permis leur domination, comme lÕAngleterre dominant lÕInde avec fort peu dÕhommes ou Lyautey le Maroc.

Mais cet handicap culturel des Žlites va plus loin : Aux Etats-Unis, le systme scolaire public est en ruine pour avoir appliquŽ depuis les annŽes vingt une rŽforme basŽe sur le principe du pŽdocentrisme, transfŽrŽ en France sous le concept de Ē placer lÕenfant au centre du systme scolaire Č, o, sous prŽtexte dÕapprendre ˆ apprendre on ne transmet plus de disciplines.

Le rŽsultat est aujourdÕhui lˆ : Amity Shlaes, professeur ˆ la Hoover Institution, Žcrit dans un papier titrŽ Ē quand le progressisme mne ˆ la rŽgression Č[i] : Ē jÕai voulu titrer mon papier Ē lՎcole, talon dÕAchille de lÕAmŽrique Č, quand je me suis aperu que trop peu dÕamŽricains ont entendu parler dÕAchille Č. Elle en tire les consŽquences : un quart des start-up dans les nouvelles technologies sont dirigŽes par des immigrants chinois et indiens. En 1998, on comptait 2773 entreprises high-tech dirigŽes par des immigrants produisant un chiffre dÕaffaires de 16,8 milliards de dollars., Globalement les universitŽs amŽricaines Š qui comptent parmi les meilleures du monde, doivent importer leurs Žtudiants et leurs professeurs.

Cela a une consŽquence non seulement sur lՎconomie amŽricaine mais surtout sur les pays en dŽveloppement dont The Economist dresse le tableau[ii] :

* les Etats-Unis accueillent 2/3 des doctorants Žtrangers en maths et en physique dont la formation a ŽtŽ payŽe par le pays dÕorigine.

* Un million dÕindiens vivant aux Etats-Unis gagnent lՎquivalent de 10% du PIB de lÕInde, autant de ressources qui font dŽfaut ˆ leur pays !

* 17% des immigrants ont un dipl™me dՎtudes supŽrieures contre 8% pour les amŽricains natifs

* 1/3 des dipl™mŽs albanais sont partis aux Etats-Unis aprs la chute du communisme.

Cela reprŽsente une subvention indirecte des pays pauvres aux Etats-Unis car seuls les Žmigrants non-qualifiŽs envoient de lÕargent ˆ leur famille au pays. Les Žmigrants qualifiŽs sÕinstallent avec leur famille et renvoient donc peu dÕargent au pays qui a financŽ leur formation initiale.

Quelles voies pour dominer le monde : « hard power » versus « soft power »

CÕest Joseph Nye qui a thŽorisŽ le premier lÕambigŸitŽ du pouvoir amŽricain. DÕun c™tŽ les Etats-Unis reprŽsentent une rŽelle puissance  Žconomique et militaire, puisque pour 4,7% de la population du globe elle reprŽsente 31,2% du PIB mondial et plus de 36% des dŽpenses militaires. Mais Nye souligne dans son dernier ouvrage Ē The paradox of American power Č que cette puissance militaire nÕexiste que par accident. De tradition isolationniste, ils ne sont intervenus dans les deux conflits mondiaux quՈ la fin, quand les jeux Žtaient dŽjˆ faits sur le plan militaire et ont admirablement bien su en tirer les bŽnŽfices. Un chiffre est surprenant , celui des pertes militaires amŽricaines durant la seconde guerre mondiale, tous front confondus. Il est infŽrieur ˆ 300 000 hommes soit juste supŽrieur aux pertes de lÕarmŽe franaise qui furent de 260 000 hommes (dont 100 000 en mai-juin 1940). Ce chiffre est  faible au regard des pertes russes (9 millions dÕhommes pour les seules pertes militaires) et au chiffre total des pertes du conflit. Une explication peut tre que les amŽricains nÕont jamais fait preuve dÕune grande dextŽritŽ au combat au sol, sÕen remettant, dans les combats difficiles aux commandos britanniques ou ˆ lÕarmŽe franaise (Monte Cassino, poche de Colmar). A chaque fois quÕils interviennent militairement, ils doivent sÕappuyer sur le relais de troupes Žtrangres eu sol comme rŽcemment en Afghanistan o leur intervention aurait ŽtŽ un fiasco sans le relais des troupes de lÕAlliance du Nord.

De toute faon souligne un autre auteur en vogue, Michael Mandelbaum[iii], cette force militaire est inappropriŽe au but que se fixent les Etats-Unis pour le 21” sicle : assurer le triomphe de la dŽmocratie libŽrale, de lՎconomie de marche et de la paix quÕil considre tre devenus des biens publics dont les Etats-Unis seraient le garant. Il sÕagit donc dÕun conflit avant tout culturel pour lequel la puissance militaire est inappropriŽe. Il rejoint ici lÕanalyse de Nye pour qui les Etats-Unis ne peuvent dominer que par le Ē soft-power Č, cÕestЈ-dire par leur hŽgŽmonie culturelle. Avec une industrie du cinŽma et de la production culturelle qui assure 85% du chiffre dÕaffaire mondiale, ils peuvent prŽtendre dŽvelopper un systme de valeur unique puisque les valeurs portŽes par les Etats-Unis sont devenus des Ē biens publics mondiaux Č.

Le vŽritable leadership : la technologie et la guerre Žconomique

Laissons Michael Mandelbaum ˆ ses hypothses sur les valeurs amŽricaines devenues Ē biens publics mondiaux Č, et concentrons-nous sur un domaine o le leadership des Etats-Unis est incontestable et o se joue la vŽritable compŽtition entre les nations : la technologie.

Nous sommes au dŽbut dÕune nouvelle vague technologique au sens des cycles dont Nicolas Kondratiev avait peru la dynamique au dŽbut du sicle dernier. Ces cycles durent une centaine dÕannŽes, associŽs ˆ la croissance dÕune technologie, avec une phase de maturation dÕune cinquantaine dÕannŽes, puis de dŽclin[iv]. Il est clair que les Etats-Unis ont pris une avance considŽrable dans le 5” cycle qui commence, fondŽ sur les technologies de lÕinformation. Cette suprŽmatie a ŽtŽ acquise par une politique dŽlibŽrŽe fondŽe sur lÕintervention massive de lÕEtat  dans quatre domaines :

* La recherche fondamentale : La doctrine du Ē double emploi Č dŽveloppŽe pour les investissements militaires a permis ˆ la recherche publique de sÕaffirmer sur la recherche europŽenne, dont le poids diminue de manire dramatique ;

* La dynamique du capital-risque qui permet aux inventions de se transformer en innovation par la dynamique des Ē PME basŽes sur la science Č

* LÕaction anti-trust de lÕEtat qui garantit  ˆ la dynamique de lՎconomie de marchŽ de jouer son r™le ;

* La dŽfinition des standards, qui est le plus sur moyen de constituer des barrires ˆ lÕentrŽe pour dՎventuels nouveaux compŽtiteurs.

La dynamique de ce processus Žchappe ˆ lÕopinion europŽenne. Keith Pavitt, directeur du Science Policy Research Unit (SPRU) de lÕUniversitŽ du Sussex souligne ainsi deux idŽes fausses que lÕon se fait sur la performance amŽricaine

  1. Ņ Les universitŽs amŽricaines font plus de recherche appliquŽe avec plus de fonds privŽs, sont plus entreprenantes et prennent plus de risque Ó
  2. Ņ Les universitŽs europŽennes devraient suivre lÕexemple amŽricain, et dŽvelopper leurs revenus par le dŽp™t de brevet et la protection de leur propriŽtŽ intellectuelle Ó,

alors quÕen fait

* Les firmes amŽricaines se fondent majoritairement sur la recherche universitaire ayant des laboratoires de haut niveau, publiant dans des journaux acadŽmiques et ˆ ressources publiques

* La proportion dÕuniversitŽs financŽe par les entreprises aux ƒtats-Unis est plus faible que dans la plupart des pays europŽens

* La force des ƒtats-Unis dans le biomŽdical et les NTIC qui lui sont liŽes est basŽe sur des investissements publics massifs dans la recherche fondamentale et lÕenseignement post-doctoral

* LÕexpansion de la pratique des dŽp™ts de brevets par les universitŽs amŽricaines sÕest traduite par un rapide dŽclin dans la qualitŽ et la valeur des brevets.

* LÕaccroissement des revenus des universitŽs amŽricaines en provenance des licences est concentrŽ dans les secteurs des biotechs et des logiciels[v].

 

LÕhistoire reconna”tra un jour le mŽrite de la politique technologique mise en Ļuvre par Bill Clinton et Al Gore, celle de lÕAdvocacy Policy qui est de concentrer tous les moyens de lÕaction publique vers un objectif prŽcis de ma”trise dÕune technologie.

 

Mais au delˆ de ces processus vertueux que lÕaveuglement de nos Žlites se refuse de reconna”tre, les Etats-Unis mettent en place des processus beaucoup moins vertueux.

 Avec la fin de la guerre froide, ce sont tous les moyens de renseignements amŽricains qui y ont ŽtŽ reconverti dans la guerre Žconomique pour assurer la suprŽmatie de lÕindustrie amŽricaine , M. Warren Christopher, secrŽtaire dÕEtat amŽricain, dŽclarait ds le 13 janvier 1993 Ē la sŽcuritŽ Žconomique amŽricaine doit tre ŽlevŽe au rang de premire prioritŽ de la politique Žtrangre amŽricaine Č, ajoutant Ē il faut faire progresser la sŽcuritŽ Žconomique amŽricaine avec autant dՎnergie et de ressources quÕil en a fallu pour la guerre froide Č. Depuis lors, les services de renseignements amŽricains se sont largement reconvertis dans la Ē guerre Žconomique Č.

LŌŽpisode qui se dŽroule actuellement avec lÕoffensive contre la sociŽtŽ franaise GEMPLUS, passŽ sous le contr™le dÕun fonds de pension contr™lŽ par la CIA illustre bien cette nouvelle orientation de la politique amŽricaine.

Gemplus nÕest pas une entreprise comme les autres, elle a inventŽ une technologie de pointe, la carte ˆ puces dont les applications ont une importance vitale dans plusieurs secteurs-clŽs de lÕindustrie : le paiement Žlectronique (la carte bancaire), les tŽlŽcommunications (les cartes SIM);et lÕindustrie de la sŽcuritŽ (cryptologie). Ces trois domaines sont au cĻur du fonctionnement de lŌŽconomie planŽtaire. A ce titre, les Etats-Unis  les considrent comme un ŽlŽment essentiel de leur puissance. Ainsi, la technologie de cryptage inventŽe par GEMPLUS fait barrage aux Žcoutes du systme Ē Echelon Č de la NSA.

Dans son numŽro du 5 novembre 2002, le quotidien Le Monde cite les services dÕEtat, dont le Ministre de lÕEconomie et des Finances, qui ont suivi lÕaffaire. Une phrase conclut lÕarticle intitulŽ Les services secrets amŽricains cherchent-ils ˆ mettre la main sur la carte ˆ puces ?:

Ē Tous, sans voir la main de CIA et de la NSA derrire TPG[vi], estiment dommage quÕune technologie franaise stratŽgique puisse tre Ē dŽlocalisŽe Č mais disent ne pouvoir intervenir dans le cadre dÕune sociŽtŽ privŽ Č.

Dans cette affaire, les services de renseignement franais ont fait leur devoir mais personne ne leur a demandŽ de contrer cette attaque

Combien de voyages organisŽs aux Etats-Unis seront-ils nŽcessaires pour que nos hauts fonctionnaires et nos politiques regardent en face le modle amŽricain o prŽvaut une rgle et une seule : une entreprise est amŽricaine lorsquÕelle sert les intŽrts des Etats-Unis et le r™le de lÕEtat est de servir les entreprises amŽricaines. LÕargument du libŽralisme et de la libre concurrence est un argument uniquement destinŽ ˆ lÕexportationÉ et aux bents qui veulent continuer ˆ y croire

 

Quand la France se dŽcidera-t-elle ˆ comprendre les nouveaux enjeux de la compŽtition mondiale et ˆ dŽfendre ses intŽrts ?

 

Claude ROCHET

 



[i] Financial Times, October 23, 2000, accessible sur http://www-hoover.stanford.edu/publications/digest/011/shlaes.html

[ii] Outward bound, Sep 26th 2002, The Econonmist

[iii] Mandelabum, Michael Ē The inadequacy of american power Č, Foreign Affairsn spet, oct 2002

[iv]  Sur lÕactualitŽ des cycles technologiques et la comparaison avec les cycles technologiques passŽs, voir Chris Freeman, Ē As Time goes by Č, Oxford, 2000.

[v] Keith Pavitt,What can the rest of the world learn from US theory and practice? (And what they should not learn), SPRU, 2001

 

 

[vi]  Texas Pacific Group, le fond de pension qui a pris le contr™le de GEMPLUS et y a fait nommer un dirigeant allemand donÕt la famille a ŽtŽ au service du III” Reich et a ŽtŽ rŽcupŽrŽe par les services amŽricains.