Le pilotage par la valeur dans les services publics

 

Par Claude Rochet[1]

nobody@nospam.com

 

 

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Le débat sur le montant des dépenses publiques semble toujours aussi impuissant à conjuguer performance de gestion et qualité des services publics: deux camps s’affrontent, l’un associe quantité et qualité– c’est le discours “plus de moyens pour un meilleur service public”- l’autre fait de la réduction du nombre de fonctionnaires et de la privatisation un impératif catégorique. Ces deux approches sont guidées par des présupposés idéologiques non pertinents qui doivent être dépassés par une réflexion sur la stratégie et la valeur des politiques publiques et par l’application de principes – bien classiques – de gestion de la performance dans les organisations. Ce n’est qu’au prix de cet effort que le débat – et la recherche de solutions légitimes et acceptables tant par l’ensemble du corps social que par les fonctionnaires- peut être poursuivi.

Pour pratiquer une politique de la valeur, il faut commencer par donner de la valeur à la politique

Quelle entreprise se risquerait à réduire sa stratégie à la diminution de ses coûts de production dans un contexte d’innovation technologique et organisationnelle ? Cette règle de base du management stratégique qui veut que l’on mette en rapport coûts et valeur produite semble étrangement absente du débat français alors que dans certains pays, notamment lors du processus d’uniformisation des dépenses publiques européennes, l’opinion s’oppose à leur diminution pour maintenir le niveau des services publics.

La première question à se poser est donc celle de la valeur produite par les services publics. C’est évidemment les plus difficile, car à la différence d’une entreprise, la création de valeur par une administration publique ne se retrouvera ni à son bilan ni à son compte d’exploitation. Rien de nouveau à cela : David Hume et Emmanuel Kant avaient déjà caractérisé la notion de « bien public » que les économistes définissent aujourd’hui sous deux caractéristiques : 1) La non-rivalité de consommation : la consommation d’un bien par un agent ne réduit pas la possibilité de consommation de ce même bien par d’autres agents. 2) La non-exclusion de consommation possible : lorsque ce bien est mis à disposition d’un agent, il est très coûteux, voire impossible d’en exclure la consommation par d’autres. L’exemple le plus classique est la défense nationale qui profite à tous les citoyens sans exclusion ni rivalité, ou les investissements routiers.

On peut donner également une définition par la négative des biens publics : ce sont ceux qui ne sont pas produits par le secteur privé car ils ne pourraient pas être commercialisés de manière rentable : la mise à disposition de la première unité rendrait impossible la vente des unités suivantes puisque tous les consommateurs potentiels pourraient bénéficier librement de la première unité. C’est donc la collectivité qui doit prendre en charge ces biens publics.

Les biens publics (ou biens collectifs) :

« Le troisième et dernier des devoirs du souverain ou de la république est celui d’élever et d’entretenir ces ouvrages et ces établissements publics dont une grande société retire d’immenses avantages, mais qui sont néanmoins de nature à ne pouvoir être entrepris ou entretenus par un ou par quelques particuliers, attendu que, pour ceux-ci, le profit ne saurait jamais leur en rembourser la dépense »

 

Adam Smith, La richesse des nations

La valeur des biens publics se mesure donc essentiellement par les externalités – les effets induits - qu’ils produisent. D’un point de vue macroéconomique et sur moyen et long terme, on sait globalement le faire : on sait, par exemple, que l’éducation a un effet décisif sur la cohésion sociale et la compétitivité de l’économie. Les économistes de l’innovation, sous la houlette de Richard Nelson[1], soulignent l’importance des « systèmes nationaux d’innovation » qui reposent essentiellement sur la qualité des institutions de soutien à la recherche et à l’innovation comme facteur clé de la croissance économique.

Mais une telle approche se heurte à la prédominance de la théorie néo-classique qui a voulu ramener l’équation de la croissance à une fonction de production où la qualité et la quantité des extrants, des outputs, est fonction de la qualité et de la quantité des intrants, des inputs, et de la qualité du processus de production qui les relie. L’équilibre de l’ensemble étant assuré par l’optimum de Pareto quand tout progrès de l’un ne peut plus se faire qu’au détriment de l’autre. Dans cette optique, les dépenses publiques ne sont plus que des dépenses d’infrastructures, un peu comme les frais généraux d’une entreprise, qui ne contribuent pas par elles-mêmes à la création de valeur par l’entreprise et qu’il s’agit de réduire au minimum. Elle en reste à une approche exogène de la croissance, qui repose sur l’accroissement de la quantité de facteurs de production, alors que la croissance, dans les pays développés et face à une nouvelle vague technologique qui bouleverse les rapports de production, devient largement endogène, reposant sur la productivité des facteurs de production - travail et capital – où la qualité des institutions publiques, des relations sociales, de la culture joue un rôle décisif.

L’Etat américain est sans doute l’un des plus interventionnistes du monde développé, surtout depuis les années 1990 où il a vu l’économie américaine fortement concurrencé par l’industrie japonaise. La pratique de l’advocacy policy (« politique du plaidoyer ») a permis de faire focaliser les interventions publiques sur les enjeux clés pour la domination de l’industrie américaine et lui a assuré les leadership sur l’économie des technologies de l’information, par une action concertée au sein de war rooms entre entreprises et administrations.

Mais là où l’Etat américain se distingue de l’approche française, c’est qu’il se concentre sur les enjeux stratégiques et ne gère pas, veillant à ne pas constituer, comme le fit, pour son malheur, la France, de « champions nationaux » mais à maintenir une concurrence qui permet de sauvegarder le dynamisme de l’économie de marché.

La question qui se pose à l’Etat en France est donc : comment maintenir une intervention active dans tous les domaines stratégiques pour la dynamique du système national d’innovation tout en le dégageant de la gestion, qu’il fait par nature mal et pour des raisons historiques – la reconstruction et le développement industriel des trente glorieuses - et conjoncturelles liées à la défaillance de l’investissement privé ?

Le contexte crée par l’entrée dans le cycle technologique basé sur les technologies de l’information et les biotechs offre une occasion de repenser en profondeur le rôle de l’Etat : la technologie est devenue un quasi bien public dont le coût d’acquisition est faible et dont la conservation est de fait impossible de par sa diffusion par les échanges commerciaux, les investissements croisés à l’étrangers qui favorisent les processus d’apprentissage par la pratique ( le « learning by doing »). Mais si tous les pays développés sont sur la même ligne de départ, les écarts sur la ligne d’arrivée seront importants. Ils dépendront des mécanismes d’apprentissage et des processus organisationnels qui se mettront en place. Le professeur Richard Nelson n’a de cesse de rappeler que les sources de la compétitivité industrielle résident dans l’Etat-nation. Les Etats-Unis l’ont parfaitement compris, tandis que l’Europe manifeste de dangereuses velléités de dévalorisation de ce concept. Pour Nelson, ce n’est pas la taille et l’internationalisation du marché qui compte dans les facteurs de la compétitivité, mais la qualité de l’environnement institutionnel des entreprises qui restent profondément enchâssés dans les systèmes nationaux d’innovation. Les facteurs de compétitivité sont donc largement endogènes et non mobiles.

Mais cela ne fait qu’accroître le recours aux pratiques de « guerre économique » qui sont devenues aujourd’hui monnaie courante et donc beaucoup de dirigeants, français notamment, son inconscients : les leviers de l’innovation technologique, reposant essentiellement sur des savoir-faire tacites, non mobiles, le seul moyen de les acquérir, ou de neutraliser un concurrent est la subversion interne par la déstabilisation et la prise de contrôle de l’entreprise.

Dès lors, « l’intelligence économique » devient non seulement la reine des batailles et une priorité stratégique mais également un puissant levier de réforme de l’Etat. Notre conception de la gestion de l’information stratégique dans la guerre économique relève aujourd’hui de ce qu’était la « ligne Maginot » à la doctrine de défense des années 1930 : on pratique la « veille », on fait des notes, mais on ne partage pas, on classifie (l’administration française doit détenir un record des critères de classification de l’information). Or l’intelligence stratégique se construit par le partage de l’information en fonction d’une vision. L’information ne doit pas être une source de pouvoir pour celui qui la détient mais pour celui qui sait créer de l’intelligence collective en la partageant.

Face à ces enjeux, l’organisation verticale de l’Etat à la manière dans l’ancienne industrie est obsolète et son rôle n’est plus tant de gérer que de bâtir des partenariats avec les entreprises pour assurer à la nation sa place dans la compétitivité internationale.

« Bien faire les choses » n’est pas forcément « faire les bonnes choses »

Comme toute organisation, l’administration publique est exposée au phénomène bureaucratique qui tend à ne la faire tourner que pour elle-même, en oubliant sa mission au service du corps social. Mais à la différence d’une entreprise qui est confrontée à un marché et à la sanction de ses clients, une politique publique ne dispose pas d’une telle information en retour. Le « feed-back » des politiques publiques est long: ce n’est qu’aujourd’hui, quand on découvre que l’on manque de cancérologues au moment même où la lutte contre cette maladie devient une priorité nationale, que l’on mesure les effets négatifs de la politique du numerus clausus à l’entrée dans les études de médecine instauré voici trente ans. De même, les experts de l’OCDE considèrent qu’il faut quarante-cinq ans pour mesurer l’impact d’une politique d’éducation, aux performances des élèves des élèves actuels devenus professeurs.

L’indicateur financier est donc de fort peu d’utilité pour nous dire si une politique publique est bonne ou non : on peut très bien gérer une très mauvaise politique ! En Nouvelle-Zélande, pays pionnier pour entreprendre, dès les années 80, la longue marche vers une gestion orientée vers les résultats, le système d’élaboration du budget et de gestion administrative a été modelé en fonction des livrables (les outputs) plutôt que des résultats (les outcomes). Certes, la loi fait obligation aux ministres de mettre en évidence dans le budget le lien entre les livrables et les résultats, mais cette obligation est généralement remplie de façon purement déclarative, sans qu’aucunes traçabilité ni causalité puisse être établie. Il en ressort une inefficacité des politiques publiques qui a été pointée particulièrement en ce qui concerne les politiques sociales. La gestion centrée sur les produits a permis de mettre en place un système généreux d’indemnisation du chômage, mais qui profite surtout aux couples chômeurs de longue durée. En termes de résultats, le système n’est pas incitatif pour le retour au travail. Des programmes, Active Labour Market Policies, ont donc été mis en place dans ce sens et reposant sur cinq orientations : le conseil personnalisé et les primes de retour à l’emploi, la formation ciblée sur les besoins spécifique du demandeur d’emploi, l’intervention précoce au niveau de l’échec scolaire, la diversification des indemnisations du chômage de manière à maintenir un lien avec le marché du travail, et le soutien aux entreprises d’insertion. Le gouvernement, pour piloter cette nouvelle politique a développé la gestion par les résultats de préférence à la gestion par les livrables, ce qui nécessite la mise en place d’une évaluation sophistiquée qui est bien différente du seul domaine de la bonne gestion. La Nouvelle-Zélande en était venue à bien faire une mauvaise politique !

Cette expérience résume toute la difficulté du pilotage des politiques publiques : il est très difficile de faire le lien entre les outputs et les outcomes, entre ce que l’on produit et l’impact en termes de valeur pour la société et « bien faire les choses » n’est pas forcément « faire les bonnes choses ».

Quatre éléments sont à piloter sur le chemin qui mène des allocations de ressources aux résultats :

1.     Du côté du « bien faire les choses » il y a d’abord le coût des allocations de ressources. L’administration a un système d’achat catastrophique qui repose sur un respect des procédures du code des marchés publics qui ne fait pas le lien entre le coût d’une ressource et son impact sur la productivité des processus. Malgré sa récente réforme, ce système, censé garantir l’achat à moindre coût est en pratique générateur de surcoûts et d’inefficacité : une reconduite à la frontière coûte environ 13 000 euros pour le plus grand profit d’une compagnie de voyage ! La réingénierie de la fonction « achat » est sans doute une des sources de réduction de coûts les plus importantes du moment !

2.     Mais la plus grande source de coûts - et d’économie – réside dans la productivité des processus, notamment avec l’application des technologies de l’information. Comme toute organisation, l’administration est victime de la loi de Parkinson qui veut que plus une organisation est inutile, plus elle s’invente les raisons d’exister, ou encore que les ressources allouées trouvent par elle-même leur utilisation. Prenons un exemple : le gouvernement envoie dix chercheurs étudier la vie des manchots aux îles Kerguelen. Rapidement un gestionnaire sourcilleux envoie sur place un administrateur pour contrôler l’activité de la mission. Cet administrateur a besoin de moyens informatiques dont il faut contrôler l’emploi si bien qu’on affecte un contrôleur financier à la mission qui a lui aussi besoin de collaborateurs. Au fil des rotations, les chercheurs qui ont fini leur mission sont rentrés en métropole. Mais la mission, qui compte désormais 200 permanents, continue à réclamer « des moyens pour fonctionner ». Cette histoire n’est pas si virtuelle que çà : nous finançons toujours une agence pour l’indemnisation des français d’outre-mer alors même qu’il n’y a plus de rapatriés à indemniser. Dans l’analyse comparative que nous avons effectuée au sein de l’OCDE, la tâche la plus difficile qui apparaît dans tous les pays développés est de supprimer un organisme devenu inutile. Il est donc impératif d’entreprendre une réingénierie radicale des processus, ce que permet développement du contrôle de gestion et des technologies de l’information qui permettent de dessiner des architectures organisationnelles souples et évolutives autour d’activités et d’objet de coûts, d’automatiser des tâches sans valeur ajoutée et de réallouer les ressources dégagées à des activités qui en manquent. Statistiquement, on peut estimer que les gains de productivité liés à l’entropie naturelle des processus sont de 40% dans une organisation à peu près bien gérée : ils peuvent être de beaucoup plus lorsqu’il y a carence totale du management.

3.     Le « faire les bonnes choses » va traiter de l’évaluation des impacts de la politique publique. C’est une discipline encore naissante qui n’existe officiellement en France que depuis 1998 avec le début des évaluations menées par le Conseil National de l’Evaluation. Ces évaluations « ex post » - ou externes -servent surtout à développer la discipline et à diffuser un état d’esprit et ne sont, à ce jour, pas utilisées lors de la définition des politiques publiques : il se passe trop de temps entre le résultat de l’évaluation (une évaluation dure au minimum 18 mois) et la prise de décision et ces évaluations sont beaucoup trop complexes pour pouvoir servir d’outil de pilotage opérationnel. Dans beaucoup de domaines, compte tenu du délai d’impact des politiques publiques (la mission de l’ANDRA[2] est de garantir la sécurité du stockage des déchets radioactifs à haute activité et à vie longue pendant 300 ans), une évaluation ex post n’a pas de sens. Pour pallier cette difficulté il va falloir développer une connaissance fine des relations entre les produits et les résultats afin de construire des modèles d’action qui permettront de comprendre, par exemple, les relations entre la mise en place d’un dispositif d’aide aux demandeurs d’emploi et le retour effectif à l’emploi. De la sorte, il devient possible d’évaluer ex ante la pertinence d’une politique et de lui assigner des objectifs de performance.

4.     Dernier élément du pilotage, le rendement global du système, le value for money, soit le rapport entre l’argent public dépensé et l’efficacité mesurée de l’action publique. Le but –encore idéal – est de permettre aux parlementaires de pouvoir voter le budget en faisant le lien entre allocations de ressources et résultats possibles. C’est ainsi, par exemple, qu’on voit le Canada travailler à la conception d’un document de synthèse qui permettrait aux parlementaires d’exploiter réellement les Rapports sur le plan et les priorités et les 84 Rapports sur le rendement produits par les différents ministères : depuis 2001, un rapport de synthèse sur le rendement du Canada est remis aux parlementaires, autour de 19 indicateurs qui couvrent l’ensemble des objectifs sociaux, économiques et environnementaux de la politique canadienne.

 

La gestion publique et la maîtrise des dépenses publiques doit donc avancer sur ces deux pattes : d’une part la maîtrise des coûts et la réingénierie des processus, qui est un problème classique de gestion des organisations, quelles qu’elles soient, et d’autre part le développement du pilotage stratégique pour permettre de piloter les dépenses publiques en fonction de leur finalité : et là, il y a encore beaucoup à faire.

Le miroir aux alouettes de la réduction du nombre de fonctionnaires

Aux États-Unis, la volonté de réduire la taille du gouvernement fédéral a conduit à développer la pratique du « contracting out », soit confier à des entités privées - agences, organismes privés, « think-tanks », fondations et ONG des tâches d’administration publique. Le résultat affiché est la réduction à 1,9 million du nombre de fonctionnaires fédéraux. Ce que l’on a appelé le« gouvernement par tierce partie » (Third Party Governement).

Au total, il en est résulté un paysage très confus. Les fonctions qui devaient être externalisées ne devaient pas constituer le cœur de métier de l’administration de l’État, assumées par des fonctionnaires. Mais en pratique, beaucoup de fonctions de cœur de métier ont été externalisées.

Ces nouvelles structures se sont constituées en groupe d’intérêts qu’elles tendent à faire prévaloir sur les finalités de service public. En outre, ces organismes supposés portés par une dynamique entrepreneuriale se voient imposer des contraintes de service public qui le met de fait hors compétition. Le résultat est que, selon un chercheur de la Brookings Institution[2], Paul Light, le gouvernement fédéral ne compte pas, en fait, 1,9 mais 17 millions de fonctionnaires et que les structures créées cumulent et les inconvénients et de la gestion étatique (rigidités) et de la gestion privée (capture de l’intérêt public)[3].

De 1990 à 1996, d’après les calculs de Paul Light, alors que tous les partis ne parlaient que de réduire la taille du gouvernement, de downsizing, de « couper », de « réduire », le nombre de fonctionnaires fédéraux s’est accru de 5% et le nombre de fonctionnaires locaux de 11%. Dans la même période, la croissance de l’emploi public a représenté 1/7 des créations d’emplois des secteurs non agricoles. Les politiques de réductions d’emplois brutales qui cherchaient un effet d’affichage ont bloqué le fonctionnement des agences, et, au total, ont fait croître le coût du gouvernement. En 1977, le gel de 10 000 postes par l’administration Carter s’est traduit par la création de 67 000 postes d’intermittents hors statuts.

Le Québec qui a procédé à une politique drastique de départ en retraite anticipée pour réduire ses dépenses publiques a pu constater un bénéfice la première année qui s’est rapidement neutralisé dès la troisième année.

Pourquoi ? Quand on ne connaît pas ses processus on ne peut identifier les activités qui sont créatrices de valeur et celles qui ne le sont pas. Les activités incontournables devront être de toute façon assurées. Les emplois supprimés d’un côté réapparaîtront d’un autre et dans des conditions qui aggraveront le manque de lisibilité entre emploi et création de valeur. Cette manière de procéder est en outre surtout destructrice de toute réelle possibilité de réforme et profondeur de l’administration car elle démobilise les fonctionnaires.

Car quel est le problème ? Il n’est pas qu’il y a trop de fonctionnaires dans l’absolu, il est qu’il y en a trop là où il n’en a pas besoin et pas assez là où il en faudrait plus. Les emplois bureaucratiques croissent tandis que les emplois de terrain (infirmières, policiers, greffiers, juges, professeurs, inspecteur du travail…) stagnent. Dans un système piloté par les moyens, ceux-ci, sous l’effet de la loi de Parkinson, ou de ses variantes comme les lois de Gresham ou de Simon (l’effort va là où il est le plus facile et le plus rentable à court terme) font pleuvoir où c’est mouillé. Pour faire pleuvoir où c’est sec, là où il y a besoin de plus ressources, il faut passer à un pilotage par la valeur et s’engager dans des opérations de réingénierie en profondeur permettant l’alignement des moyens sur les enjeux stratégiques des politiques publiques.

En Caroline du Nord, la ville de Charlotte a connu en 1992 une grave crise budgétaire[4] : loin de se lancer dans une opération, classique aux Etats-Unis, de downsizing, elle a préféré la voie du rightsizing, celle de la recherche de la dimension juste, de l’alignement stratégique de l’organisation municipale sur les enjeux politiques de la ville. Pour ce faire, il faut s’appuyer sur les fonctionnaires et non les combattre car une opération de réingénierie est aussi une opération de reconstruction des consensus sociaux sur lesquels repose l’administration. Dix ans plus tard, la ville a pu pour la première fois voter son budget en étant capable de faire le lien entre une augmentation du budget et un accroissement de la valeur produite pour les citoyens : maîtrise des dépenses publiques, création de valeur pour les citoyens et valorisation du travail des fonctionnaires ont été réconciliées.

En pratique, dans les opérations de reconfiguration réussies des administrations publiques, le simple jeu sur les départs naturels suffit pour maîtriser l’inflation des effectifs et c’est surtout le travail de réallocation interne des ressources, en en enlevant là où il y en a trop pour en mettre là où il n’y en a pas assez, en l’accompagnant de tout l’effort de formation que supposent les nouveaux métiers, qui permet de réduire les coûts et d’augmenter la valeur produite pour le corps social.

Les agences : un bon moyen pour combiner dynamique entrepreneuriale et service public

Dans tous les pays de l’OCDE, le souci de développer une gestion axée sur les résultats s’est traduit par le développement des agences gouvernementales, soit des structures autonomes dédiées à la mise en œuvre d’une politique précise. En France, la Délégation à la réforme de l’Etat a procédé en 2001 à une évaluation du dispositif constitué par les établissements publics nationaux[5] qui fait apparaître que ce principe s’avère particulièrement utile pour combiner le dynamisme de l’esprit d’entreprise qu’apporte l’autonomie de gestion et la capacité d’impulsion stratégique de l’Etat. La loi de 1998 sur les agences sanitaires a ainsi transféré vers des agences l’ensemble de ses capacités d’intervention, de sorte que la direction générale de la santé se limite à quelque 250 fonctionnaires et peut se consacrer aux enjeux stratégiques fondamentaux. Le principe de l’agence permet de relier des engagements budgétaires et des résultats évaluables par le public et réduit l’anonymat bureaucratique de la gestion.

La pratique française est une des plus anciennes des pays de l’OCDE et l’on peut tirer quatre conclusions de l’analyse comparative récemment menée par l’organisation[6] :

1.     Le principe d’autonomie de gestion n’est pas un démembrement et un affaiblissement du rôle de l’État central. Bien au contraire, en permettant d’identifier les enjeux d’une politique publique, les rôles et responsabilités, il contribue à en renforcer l’efficacité. Le risque de capture de la politique publique par des intérêts privés, même lorsque l’État n’intervient pas dans le financement de l’agence, n’est pas associé au principe de l’agence. Au contraire, face à la capture des enjeux des politiques sanitaires par des professions organisées sur certains ministères (professions agricoles, laboratoires médicaux, professions de santé) la création des agences dans le domaine sanitaire a permis d’externaliser et de rendre indépendante l’expertise et d’en faire le point d’appui au recentrage de la politique publique de sécurité sanitaire sur les enjeux d’intérêt général.

2.     L’expérience montre que le facteur critique est le développement d’une intelligence stratégique chez les acteurs. L’enquête effectuée en France fait apparaître une corrélation entre le dynamisme du management et la qualité et de la réflexion stratégique avec le leadership des dirigeants. Les démarches stratégiques ont généralement été impulsées par des dirigeants ayant une vision et un comportement de leader. Le principe de l’agence permet de faire émerger des comportements de leader et d’entrepreneur de service public que n’étouffent plus les règles bureaucratiques des grandes administrations centrales. Elles créent les conditions pour que les agents des services publics, quelle que soit l’obsolescence des règles qui les régissent, développent de bonnes capacités de réflexion stratégique nécessaire au pilotage des politiques publiques par les résultats.

3.     La conclusion à tirer n’est pas de transformer massivement l’administration en agences. Dans les années 1980, la Grande-Bretagne, en pleine vague libérale, a lancé la politique du Next Step Agencies qui s’avère être un échec : non pilotées par un Etat central porteur d’une vision stratégique et d’une cohérence d’ensemble, les agences développent leur propre politique et leurs propres règles de gestion, faisant du paysage administratif britannique un des plus confus qui soit. Le gouvernement Blair s’est lancé depuis 1997 dans une campagne de recentralisation autour du thème Wiring Up Governement pour recentrer l’Etat sur le pilotage stratégique et redéfinir les rôles entre Etat et agences. Des marges existent certainement en France puisque seulement 15% des effectifs publics oeuvrent dans des agences[3] contre 70 à 80% dans des pays comme la Suède où la Nouvelle-Zélande. Mais la condition première est de renforcer la compétence de pilotage stratégique de l’Etat en la séparant de la gestion et d’en faire une activité valorisée comme telle. L’expérience des unités autonomes de services au Québec va dans le même sens.

L’existence d’un conseil d’administration peut être un atout précieux : le système français est original car, comparé au « board » des agences des autres pays – dont la responsabilité est purement managériale à l’image d’un comité de direction d’entreprise - il rassemble toutes les parties prenantes : les financeurs (ministères de tutelle, ministère des finances, autres administrations, partenaires privés), les parties prenantes extérieures (industries, professions, usagers, associations). Le conseil peut ainsi exercer une véritable responsabilité dans le processus de conception et de pilotage de la stratégie. Notamment, alors que le management peut se centrer sur l’alignement stratégique et la qualité des livrables, le conseil peut être l’instance où se réconcilient livrables et impacts.          

4.     Dans toutes les expériences étudiées (Nouvelle-Zélande, Pays-Bas, Danemark…) l’association excessive et limitative entre le principe de l’agence, qualité des produits et performance de gestion s’est avérée dans un premier temps utile pour propager une culture de gestion axée sur les résultats, mais à terme contreproductif quant à la mesure de la performance des politiques dès lors que le dispositif n’intègre pas le lien entre les livrables et les impacts. La deuxième phase de la réforme en Nouvelle-Zélande qui recentre le pilotage des agences sur les impacts montre clairement que l’agence, comme principe de gestion, n’est pertinent que si la politique et la stratégie restent aux commandes !

On en revient donc toujours au même problème : il ne peut y avoir de politique de la valeur que si l’on commence par redonner de la valeur à la politique. Dans bien des cas, le fait que l’administration française fonctionne apparaît comme une incongruité : faiblesse des rémunérations, système de gestion des ressources humaines obsolète, contrôles bureaucratiques tatillons dénués de toute logique managériale, dévalorisation de l’innovation et de l’esprit d’initiative… Le système fonctionne malgré tout et pas si mal que çà comparé à beaucoup d’exemples étrangers grâce au sens du service public des agents de l’Etat et à un excellent niveau de culture générale lié au recrutement par concours qui permet une bonne adaptation au changement. Ce qui fait défaut, c’est la capacité des dirigeants à être des dirigeants, à définir de grands axes stratégiques déclinables en objectifs opérationnels, à être des leaders qui impulsent la transformation des administrations.

 

Transformer l’administration pour restaurer l’Etat

 

La réforme de l’administration n’est donc pas, n’en déplaise aux ultras du libéralisme, liée à un affaiblissement du rôle de l’Etat mais à sa restauration : plus d’Etat stratège au service du bien commun, capable de vision à long terme à l’image de Colbert qui avait fait planter la forêt de Tronçais pour fournir, 200 ans plus tard, du bois de chêne pour construire les navires de la marine française ! Et moins d’Etat gestionnaire, n’en déplaise aussi à certains courants syndicaux qui assimilent intérêt de certains personnels à l’intérêt du service public et en déduisent un droit à l’irresponsabilité. Ils oublient ainsi l’obligation constitutionnelle disposée par la Déclaration des droits de 1789
Article 14 – « Les citoyens ont le droit de constater, par eux-mêmes ou par leurs représentants, la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement, d'en suivre l'emploi, et d'en déterminer la quotité, l'assiette, le recouvrement et la durée. »

Article 15 – « La société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration. »

Les adversaires de toute réforme jouent étrangement un jeu où ils se retrouvent avec les tenants du libéralisme : en bureaucratisant le système et en le rendant improductif, ils justifient de la main gauche les suppressions et les privatisations que prépare la main droite : étrange processus d’euthanasie bureaucratique !

Car si la tâche est difficile, elle n’a rien d’impossible. L’Office National des Forêts, où les syndicats sont puissants, a mis à profit la crise provoquée par la tempête de 1999 pour revoir complètement son modèle d’activité devenu totalement déficitaire : la crise a permis de mobiliser le personnel sur les enjeux clés, de définir un plan de progrès, de bâtir un contrat avec l’Etat, de redéfinir les relations avec les collectivités locales et de bâtir un nouvel organigramme des fonctions et des qualifications.

Des pratiques novatrices comme la contractualisation autour d’objectifs entre les services, les agences et l’Etat permettent de définir une nouvelle culture de gestion autour de l’atteinte d’objectifs plutôt que du respect inintelligent de procédures. La direction de la sécurité sociale (250 agents) va mettre en œuvre sa troisième génération de conventions d’objectifs et de gestion (COG) avec les caisses de sécurité sociale (200 000 agents) qui permet de mesurer la performance au regard d’objectifs de service au corps social.

Enfin, la réforme de la Loi organique sur les lois de finances (LOLF) qui prévoit qu’en 2006 le budget de l’Etat sera voté autour de quelques 80 grandes missions de politiques publiques (et non plus des 850 chapitres budgétaires abscons actuels) à partir de l’évaluation des résultats de l’année précédente, va permettre aux parlementaires d’avoir une visibilité entre les ressources qu’ils allouent et les résultats qu’ils peuvent en attendre.

Mais le chemin sera long : il va bien au-delà d’un changement de procédure budgétaire. Il suppose une transformation en profondeur des processus de fonctionnement de l’administration pour connaître, par le développement du contrôle de gestion, les processus et leurs coûts et les rapporter à la valeur produite. Il suppose une maîtrise des systèmes d’information pour réaliser des gains de productivité mais surtout pour faire le lien entre l’évaluation des impacts et la prise de décision stratégique.

De nombreux chantiers très encourageants sont à l’œuvre qui permettent de progresser dans l’apprentissage du lien entre les produits et les impacts : dans le domaine de l’emploi, en croisant les évaluations internes et externes, en connectant les systèmes d’information des opérateurs, on commence à comprendre le lien qui existe entre la mise en place d’une aide aux demandeurs d’emploi et le retour effectif à l’emploi.

Outre le temps , cela demande le développement de nouvelles pratiques comme le recours aux projets pilotes et le retour d’expérience. Cela demande le développement de compétences en maîtrise d’ouvrage pour faire des systèmes d’information non plus des machines à automatiser la confusion actuelle mais à continuer la politique par d’autres moyens, comme le projet COPERNIC de déclaration fiscale en ligne qui est en train de réussir pacifiquement la fusion des services d’assiette et des services de recouvrement qu’une tentative maladroite et tonitruante avait ratée en 2000.

 

L’administration française ne manque pas de compétences ni d’énergie pour réussir sa réforme : elle manque de leadership, de capacité de direction, de stratèges, de « patrons » entreprenants et responsables de leurs résultats et sachant refonder les consensus sociaux.

C’est dans sa capacité à faire émerger une génération de managers comme le fit l’industrie lorsqu’elle du se transformer dans les années 1980 que réside son avenir et par là la compétitivité de la nation.

Elle manque également sans doute de syndicats responsables : ceux de l’industrie étaient durs mais étaient attachés à l’entreprise et à ses métiers. Ils étaient capables de signer un accord et de s’y tenir.

Ce sera au corps social de créer la pression nécessaire à la réussite d’une telle transformation.

 

Claude ROCHET


 

 



[1]

Professeur associé à l’Institut de management Public d’Aix-Marseille III, chercheur au laboratoire de recherche en gestion de l’université de Versailles Saint-Quentin. Dernier ouvrage paru: “ Conduire l’action publique, des objectifs aux résultats”, Editions Village Mondial, avril 2003

 

[2] Agence Nationale pour la gestion des Déchets Radioactifs

[3] En dehors de La Poste et de EDF. Le pourcentage monte à 35% si on les inclut.



Bibliographie:

 

[1] Richard Nelson, « The Sources of Economic Growth », Harvard University Press, 1996

[2] Light, Paul C.The True Size of Government , Brookings Institution, 1999

[3] Guttman, Daniel « Public purpose and private service : the twentieth century culture of contracting out and the evolving law of diffused sovereignty », OCDE, PUMA, 2002

[4] « The Charlotte Story, Public service is our business ». Publication par la ville de l’histoire de sa réforme, accessible sur Internet.

[5] Rochet, Claude « Les établissements publics nationaux : un chantier pilote pour la réforme de l’Etat », La Documentation Française, 2002.

[6] OCDE « Distributed public governance: agencies, authorities and other autonomous bodies » , 2002


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