Note de lecture

 

QUELLE VOIE POUR LA RÉFORME DE L'ÉTAT?

 

"QUAND LA FRANCE S'OUVRIRA"

De Michel Crozier et Bruno Tilliette

Fayard, 2000

Fichier .pdf


Les analyses de Michel Crozier, fondateur du Centre de Sociologie des Organisations, sont anciennes, connues et pertinentes. Depuis "la société bloquée" (1970), Michel Crozier n'a cessé de dénoncer la destruction de l'intelligence par la bureaucratie de l'administration et des entreprises. Au centre de ce blocage, le mode de raisonnement des élites issues des grandes écoles, basé sur une pratique verticale et hiérarchique de l'analyse déductive. Le diplôme donne le droit au pouvoir, et le pouvoir donne le savoir. Ce système, adapté au monde non complexe des trente glorieuses de l'État ingénieur, ne l'est plus dans un monde ouvert et complexe où l'on attendrait un État centré sur sa fonction d'impulsion et de pilotage au profit du bien commun.

Dans tous ses ouvrages, Michel Crozier a, avec justesse, souligné la qualité des ressources de la France en intelligence: une aptitude mondialement reconnue à innover, un goût pour la technologie qui s'appuie sur une tradition d'ingénieurs de grande qualité. Les défauts de ces qualités sont aussi connus: nous avons inventé le laser, mais ses applications industrielles nous ont échappé. Nous sommes les seuls à avoir notre mot pour dire "logiciel", mais avons perdu notre industrie informatique: la transmission se fait donc mal entre les innovateurs et les entrepreneurs. Le blocage vient du climat bureaucratique et des modèles d'autorité des entreprises, calqués sur ceux de l'administration, qui ne crée pas un climat culturel propice à la prise d'initiative et au risque.

Dans le processus d'innovation, les bonnes idées viennent d'un foisonnement aléatoire généré par la confrontation créatrice de chercheurs et d'entrepreneurs. Les bonnes idées sont émergentes et proviennent de la confrontation d'hypothèses et d'expériences. Cela ne cadre pas avec le raisonnement déductif à sens unique des élites pour lequel les bonnes idées ne peuvent venir que d'en haut et n'être que le résultat d'un processus de raisonnement normé et uniforme ne retenant que le quantifiable. La France souffre du syndrome de la société de défiance, qu'a décrit Alain Peyrefitte, issu de la contre-réforme catholique du Concile de Trente qui a érigé le rejet du libre-arbitre et de la capacité de l'homme à raisonner par lui-même en dogme. Nous faisons confiance aux structures, aux institutions, pas aux hommes, alors que ce sont eux qui innovent.

Il faut donc en sortir et Michel Crozier fait l'inventaire des bonnes pratiques qui sont connues - et appliquées - par les innovateurs et les agents de changements dans les organisations : sortir des cercles vicieux de la dévalorisation de soi en développant les valeurs de créativité, de travail en groupe et de coopération. Au raisonnement déductif, substituer la résolution de problème en groupes de travail pluridisciplinaires. Pour rompre avec la pratique du consensus mou, valoriser les marginaux et les déviants dans les systèmes trop établis sans lesquels il n’y a pas de progrès. Face à la suffisance, développer l’approche expérimentale hypothèses — prototypage — actualisation des hypothèses. Toutes ces bonnes pratiques ne sont pas enseignées à l’ENA, quand elles n’y sont pas proscrites, et sans doute y aurait-il quelque mesure de salubrité publique à écouter l’appel de Michel Crozier à " fermer la fabrique de clônes ". Mais Michel Crozier jette le bébé avec l'eau du bain quand il prétend que "nous avons régressé par rapport au système qui avait cours avant la création de l'ENA". Le projet des pères fondateurs était de former des serviteurs fidèles de l'Etat d'un niveau culturel approprié à la conception et à l'application des politiques décidées par le suffrage universel. La publication fort opportune de l'ouvrage de Patrick Samuel sur Michel Debré nous rappelle que ce projet a réussi. Il dérape aujourd'hui devant l'obsolescence de modèles mentaux transmis par l'Ecole, que renforce le détournement de fonction des "commis" de l'Etat qui s'érigent en "maître" de l'Etat.

Cette tendance à la simplification se confirme quand on lit les propositions de Michel Crozier pour élaborer une nouvelle logique et une nouvelle manière de penser : " Ce n’est pas dans le cadre de l’Etat-nation qu’on peut la forger : celui-ci nous maintient enfermés dans les hiérarchies traditionnelles. Seule l’Europe est susceptible de faciliter le dépassement dont nous avons besoin ". Au point d’affirmer que l’intérêt général est mieux défendu à Bruxelles qu’à Bercy, sous prétexte qu’on y palabre plus.

On retrouve ici la thèse du " choc salutaire ". On sait qu’un système ne change que s’il subit des sollicitations externes, qu’un système fermé est un système bloqué et qu’il a besoin de s’ouvrir pour trouver l’énergie nécessaire au changement. La théorie du " choc salutaire " postule donc qu’il faut contourner la bureaucratie française par l’Europe : " la confrontation des cultures administratives… a eu jusqu’à présent un effet très salutaire en forçant les bureaucraties nationales à accepter d’autres raisonnements que les leurs ". Michel Crozier devenu idéologue oublie brutalement ce que le sociologue des organisations exposait quelques pages plus haut : le changement ne peut s’opérer que s’il sollicite l’intelligence des acteurs du système. C’est difficilement le cas avec l’idéologie janséniste des " pères fondateurs ", Jean Monnet et Robert Schumann, qui repose précisément sur la défiance envers les hommes et la nécessaire supranationalité pour maintenir la tranquillité du débat d'experts au dessus du débat démocratique. Ce que confirme d’ailleurs Crozier en plaidant pour le maintien des pouvoirs de la Commission et contre le renforcement du pouvoir du Parlement qui risquerait de perturber la sérénité de la collaboration créatrice des administrations. Et de reprendre les couplets à la mode sur la frilosité, la nostalgie du nationalisme qui caractériserait notre méfiance envers la " construction européenne ".

Crozier et Tilliette, en outre, nous présentent une délibération libérée de la logique bureaucratique grâce au libéralisme, et fondée sur le postulat que " chaque être humain est capable de savoir ce qui est bon pour lui " en faisant un raccourci philosophique surprenant entre état de nature et droit naturel. Cela est pertinent dans une organisation structurée autour d’un projet et dotée d’une forte identité collective, d'un bagage commun de culture et de pratiques. Cela ne l'est pas dans un univers qui a perdu toutes références et racines collectives. Crozier part dans un éloge du nouvel individualisme libéral oubliant que, dans un monde ouvert et en changement rapide, pour que les organisations puissent se comporter comme des systèmes adaptatifs, elles doivent conjuguer un but commun - un bien commun- et de l'hétérogénéité. La doxa libérale ne prend en compte que la dimension hétérogène de ces systèmes et aucunement, au nom du relativisme culturel, la nécessité d'un bagage culturel commun sans lequel il n'y a pas création d'intelligence collective, les interactions tant souhaitées entre les acteurs ne générant alors que du bruit.

Où se situe la rupture dans le raisonnement de Michel Crozier et de Bruno Tilliette ? Dans la réduction de l’Etat-nation à la bureaucratie de l’administration d'où il conclut Etat-nation = mode rigide de raisonnement. L’Etat ne se réduit pas à son administration : il incarne une idée, celle de la nation, il a une mission, la régulation au service du bien commun que le libéralisme ne peut assurer. C'est cette idée qui est l'unité de base de notre homogénéité culturelle. Ce qui est vrai pour tout pays et toute culture l'est encore plus pour la France, construction politique reposant sur un Etat unitaire. Cette idée, Crozier et Tilliette l'abandonnent en apportant leur soutien aux thèses de Claude Allègre et de l'Union européenne selon lesquelles les savoirs devraient être remplacés par des savoir-faire, la culture générale, jugée trop lourde, par des "compétences".

Le déblocage de nos systèmes bureaucratiques viendra bien évidemment de leur ouverture sur l'extérieur, mais ne pourra se faire que par la coopération et la confrontation de systèmes homogènes ayant des intérêts pour partie communs mais aussi des cultures et des modes de résolution de problème différents.

Face à cette tâche exigeante, et devant trente ans d'immobilisme dans la réforme de l'Etat, il est bien sûr tentant de préférer un "nivellement par le haut" en cédant au mirage des "autorités indépendantes" - qui ne le sont que des peuples - tentant de bâtir une supra-rationalité technocratique qui, à l'instar des mandarins de l'ancienne Chine, se créé un langage qu'elle est la seule à comprendre.

La voie de la modernisation de notre Etat et de notre administration reste celle de la conjugaison de l'un et du multiple, des projets individuels et du bien commun, de l'initiative privée et de la puissance publique, qui est l'essence même de la République. Une République ouverte sur le monde, fière de son identité et porteuse d'une idée qui lui permet d'aller à la rencontre des autres peuples et de faire de la coopération inter-nationale le levier du progrès.

La République, un projet décidément bien moderne face à une sociologie qui capitule devant la tâche pour satisfaire aux dogmes à la mode.

Claude Rochet

Retour